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hindou quand cet esprit souffle sur les bords du Gange ou bien aux rivages de Ceylan, sémite quand c’est sur les rives du Jourdain ou les lacs de Galilée, grec avec Périclès et Platon quand c’est au cap Sunium, plus tard il s’enfermera dans l’ombre des cloîtres, où se réfugiera tout ce qui reste de vie spirituelle au moyen âge, allemand aujourd’hui, américain demain, s’il le faut, suivant dans ses évolutions le développement de la pensée, nomade en apparence seulement, au fond fidèle à la civilisation qui se déplace. Les intelligences de cette race déclarent fièrement qu’elles n’ont pas de nationalité au sens étroit du mot. Elles vont où va l’esprit ; elles habitent où il se pose, n’ayant d’autre mission que de l’expliquer et de le révéler par la critique. Le vrai nom de ce patriotisme, c’est la science.

Je ne m’exagère pas l’influence de pareilles idées. Elles sont le partage du petit nombre. Je ne devais pas cependant négliger de les indiquer parmi les causes morales des défaillances de l’esprit public. Elles avaient pour elles le prestige de beaux talens ; elles s’autorisaient de noms célèbres. Des hauteurs de la science, elles se répandaient par mille canaux dans la presse, dans la conversation. À certains jours, il arrivait qu’elles étaient acclimatées parmi nous, et certes, dans les traductions infidèles et grossières qui s’en faisaient ainsi, elles ne pouvaient qu’affaiblir, énerver l’esprit français en le désintéressant à l’excès du patriotisme, des sentimens et des devoirs qu’il impose. J’ajouterai même que de pareilles doctrines, prises dans leur vrai sens, me mettent en défiance. Tant de hauteur d’âme, une si sereine impartialité, une curiosité si désintéressée, ressemblent, à s’y méprendre, à une parfaite indifférence. C’est une sorte de quiétisme scientifique, que je tiens pour ma part en médiocre estime. Il n’est donné à aucune créature humaine de s’affranchir à ce point des bornes qui lui sont assignées, ni des instincts étroits peut-être, mais énergiques et profonds, que la nature a mis en elle pour l’attacher aux créatures jetées dans le même coin du temps et de l’espace. Ces instincts correspondent à de nobles idées que représentent ces grands noms, l’honneur, le devoir, la patrie. Qui oserait dire qu’on les doive subordonner à aucun autre intérêt, quel qu’il soit, fût-ce l’intérêt sacré de la vérité spéculative ou du sentiment esthétique, de la science ou de l’art ? La passion pour l’indépendance et la grandeur de son pays est une forme du culte de l’idéal, qui n’est inférieure à aucune autre, et dont aucune autre ne dispense.

Ce que nous avons dit de la passion exclusive de la science ou de l’art, on peut le dire de l’amour de l’humanité, qui certes est un grand et légitime amour, principe des plus nobles émotions, à une condition pourtant, c’est qu’il ne dévie pas de sa destination, et