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d’être écouté qu’à ce prix. Si l’on ne revenait pas d’un pèlerinage à ces sources mystérieuses du savoir et de la vraie critique, on ne pouvait dépasser les premiers degrés de l’initiation. On restait les déclassés de la fausse science, les parias de la culture inférieure. Et dans ces conclaves d’initiés quel enthousiasme pour les révélations qui traversaient le Rhin, le fleuve sacré ! Quelles exégèses respectueuses et attendries autour de la parole sainte, apportée de Gœttingue ou de Berlin ! Comme on s’empressait de croire à tous ces prophètes nébuleux de l’hégémonie germanique ! Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur les prétentions et les procédés de la suprématie allemande ; nous avons pu juger le but et les moyens. Jamais l’art de transformer les choses par les formules n’a été poussé à ce degré d’impudence. Cet idéalisme dont nous avons tous été plus ou moins les dupes, ce n’était pas autre chose au fond que la transformation des forces de la matière par la science, la concentration de ces forces dans la main très réelle et très pesante de l’armée allemande, qui représente l’idée pure à peu près comme un buveur de bière peut représenter les Muses et les Grâces. — Quant à cet empire intellectuel, montré comme la conclusion nécessaire du mouvement de l’histoire, nous savons son nom maintenant, c’est l’empire des Hohenzollern. Les titres que l’on faisait valoir à cette suprématie n’étaient que des titres apocryphes. Ils se réduisent à une politique sans scrupule et à l’emploi de la force à outrance. Il importe de rétablir la vraie proportion des choses, et de ne pas donner à un fait brutal l’apparence et le nom d’une idée.

Quoi qu’il en soit, l’hégémonie germanique, au moins dans le domaine de la pensée, avait depuis plusieurs années des partisans déclarés ; mais il y avait encore une forme supérieure de ce désintéressement patriotique. Sacrifier les dons de notre race, mépriser le génie français, c’était le commencement de cette sagesse transcendante. La fin, le couronnement, c’était de se déclarer étranger à toutes ces petites questions de rivalités nationales, à ce patriotisme de clocher. On s’efforçait de nous faire sentir que toutes ces prétentions et ces vanités mesquines du temps et de l’espace n’étaient rien, ne devaient rien être pour qui vivait exclusivement dans les régions sublimes, en commerce familier avec les principes divins du beau et du vrai. Pour les penseurs vraiment affranchis, nous disait-on, non sans quelque affectation d’un privilège supérieur, il ne peut y avoir qu’une sorte de patriotisme, celui de l’idéal. Il s’attache à suivre les formes relatives de l’esprit absolu à travers l’histoire et les races. Il se fait tour à tour le concitoyen, par la sympathie, de tous les peuples où passe la manifestation divine. Aryen quand l’esprit souffle sur les hauts sommets de l’Asie centrale, sur la source sacrée d’où vont descendre les grandes races,