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l’on nous a souvent reprochée, infatuée de vaine gloire, grisée par la fumée des batailles, courant après la chimère. Il n’est pas de race plus froide, plus calculatrice, plus strictement dévouée aux intérêts de son commerce, aux dividendes de ses comptoirs, et pour qui la politique d’aventure ait moins d’attraits ; mais il s’est fait de tout temps, dans ce solide bon sens des Anglais, une indissoluble alliance entre le culte des intérêts les plus positifs et la passion la plus obstinée pour la grandeur et la puissance de leur pays. C’est un patriotisme substantiel et concentré qui, pour ne pas s’évaporer en démonstrations, en attitudes et en phrases, n’en est que plus résolu aux derniers sacrifices pour le triomphe de la cause que chaque Anglais considère comme sa chose propre et son bien. L’individualisme se concilie ainsi et tout naturellement avec ce sentiment très personnel de la patrie, entendu comme l’entendent les Anglais, et qui n’est qu’une sorte d’individualisme supérieur. En faisant respecter l’Angleterre à travers le monde, l’Anglais participe, en imagination et en fait, de cette autorité et de cette puissance. C’est sa grandeur à lui, qu’il manifeste et qu’il honore dans celle de son pays. Chaque Anglais puise une force nouvelle dans la contemplation de cette image agrandie de lui-même qui est comme l’idéal de sa personnalité. Voilà par quels liens secrets s’établit une sorte de substance commune entre le citoyen anglais et sa patrie. Si jamais il rompait ce lien, le citoyen sent, d’un sur instinct, qu’il retomberait aussitôt dans sa personnalité chétive et misérable, un moi sans force et sans grandeur, je dirai presque sans idéal. Il s’en garde bien. Là est un des traits caractéristiques de cette forte race. L’égoïsme vulgaire détruit la patrie. L’individualisme britannique s’y rattache intimement, lui donne une vie et une réalité, s’élève par elle et s’y transfigure. Voilà ce que le dernier Anglais comprend aussi bien que les hommes d’état. C’est le plus puissant ressort de son esprit politique ; c’est le secret de sa force.

Chez nous au contraire, il devenait de mode de railler les formes naïves du sentiment national. Sous l’influence d’un égoïsme léger, qui heureusement n’avait pas pénétré jusqu’au cœur de la nation et n’était qu’une corruption de surface, l’image de la patrie s’effaçait sensiblement et décroissait dans les esprits. Cette disposition regrettable rencontrait, même dans les sphères supérieures de la pensée, plus d’une complicité apparente ou secrète. Nous connaissons tous ces théories qui florissaient alors parmi les savans et les penseurs, et qui, interprétées trop littéralement, pouvaient prêter à de singuliers malentendus. Il y avait là en effet pour les esprits superficiels sinon une justification en règle, du moins quelque chose comme un système scientifique d’excuses toutes préparées en faveur de ces défaillances du patriotisme. Quelle autre conclusion pratique pouvait-on tirer de