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côtés également, on se désintéressait de ces luttes de parole et des intrigues de la scène. Une seule fois il parut se faire un grand réveil d’opinion. C’était, il y a un an, à pareil jour. Le ministère du 2 janvier venait de naître ; mais n’insistons pas sur ce lugubre souvenir, aggravé par le contraste de ces espérances et des catastrophes qui en célèbrent aujourd’hui le triste anniversaire.

Cet état des esprits avait pour symptôme irrécusable une tendance marquée à se cantonner dans les intérêts particuliers. On ne savait plus se passionner pour ce qui dépassait la sphère de ses affaires personnelles, de ses plaisirs, de son commerce, de son industrie. Il se créait ainsi une foule de petits mondes à part qui se renfermaient en eux-mêmes. On se croyait en droit de ne pas penser au-delà. Pour les uns, la vraie patrie, c’était la Bourse ; pour d’autres, le club ; pour un grand nombre, l’usine ou la boutique. Cet égoïsme n’était pas le seul. Il y en avait, pour les meilleurs d’entre nous, un d’une nature plus subtile et plus délicate, et qui s’insinuait dans les âmes sous le masque des plus beaux sentimens. Je veux parler de l’égoïsme du foyer. La famille elle-même et les affections qui la composent peuvent avoir ainsi leur corruption secrète ; c’est quand le père de famille, uniquement soucieux de garantir le bien-être de son intérieur, l’avenir de ses enfans, le bonheur de tous ceux qui lui sont chers, arrive à perdre de vue le lien qui rattache ces biens particuliers au bien général, qui en est la caution la plus sûre, et surtout les conditions morales qui en relèvent le prix, les vertus fières, le sentiment viril de l’indépendance et de la grandeur de son pays, l’obligation d’y travailler sans relâche et de s’y dévouer. Il faut bien dire que ce mot de devoir civique n’avait plus de sens pour la plupart des familles. C’était à qui, parmi les pères, réussirait à soustraire son fils à ce genre de devoir, les uns à prix d’argent par le remplacement militaire, d’autres par des dispenses et des subterfuges d’une moralité plus que douteuse. On estimait que c’était faire preuve de légitime dévoûment à sa famille que de s’ingénier à frauder le pays des services qu’il était en droit de réclamer, ou d’en acquitter le prix par des sacrifices d’argent. C’étaient là les leçons de patriotisme que l’on donnait à ses enfans. Qui ne sait quelle formidable opposition souleva parmi nos excellens pères de famille cette institution de la garde mobile qui, sérieusement pratiquée et organisée à temps, aurait épargné à la France tant de sang précieux inutilement versé ?

L’exagération des intérêts particuliers, l’abus même des plus légitimes sentimens, cet individualisme de la famille que je viens d’indiquer, avaient leur contre-coup dans l’esprit public. Il s’était créé insensiblement une sorte de scepticisme ou tout au moins une certaine indifférence qui menaçait d’atteindre dans ses sources le