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conquête, foulée aux pieds de cette race de vainqueurs insolens et rapaces, appelle le vengeur inconnu. Il viendra, n’en doutez pas, mais quand viendra-t-il ? Ce faible reste de vie vaut-il la peine d’être disputé aux anxiétés d’aujourd’hui, au désespoir de demain ? Eh bien oui ! malgré tout ce que l’heure présente a de misères et de larmes, un immense espoir a traversé la France. Dans son apparente agonie, elle a senti palpiter en elle le principe et le germe d’une résurrection. À travers tant de ruines, sous cet amoncellement de cadavres et de débris, piédestal du monstrueux orgueil d’un seul homme, quelque chose a tressailli : c’est l’âme de la patrie, renaissant avec plus de force que jamais sous le coup qui devait l’anéantir. Il y a là un phénomène moral de l’ordre le plus élevé. Que l’on compare, dans ces premières heures de l’année qui vient de naître, la nation française avec elle-même, avec ce qu’elle était il y a un an, il y a six mois. Toute meurtrie, toute sanglante qu’elle nous apparaisse en ce moment, qui ne voit qu’elle a gagné quelque chose, le sentiment énergique de son unité, et qu’elle a ressaisi enfin sa conscience nationale, menacée par de fatales défaillances, troublée par de vains rêves, par un esprit de système ennemi de nos vrais instincts et de nos sentimens naturels ? Il m’a semblé qu’il ne serait pas sans intérêt, à cette heure, de rechercher sous quelles influences le sentiment de la patrie s’était affaibli dans ces dernières années, et quels signes il nous a donnés, depuis quelques mois, de son éclatant réveil.


I.

Pour qui observe la France et suit les phases diverses de sa vie morale depuis une vingtaine d’années, peut-être davantage, si l’on met à part une ou deux courtes périodes de surexcitation où la vie était comme enfiévrée, il n’est pas douteux que la masse de la nation se désintéressait sensiblement de la chose publique, du bien commun à tous, du nom même de la patrie. Ce n’est pas le moment de rechercher les causes très diverses d’un état que les esprits superficiels préfèrent, pour en finir plus vite, résumer dans un seul nom et dans une seule malédiction. Il serait pourtant bien facile de démontrer que ce régime politique, dont je ne prétends pas nier la délétère influence, était lui-même un effet avant de devenir à son tour une cause et un principe. C’était la résultante des inclinations paresseuses qui se développent dans notre tempérament national après les époques de crise et d’agitation vaine, — l’ennui de l’action collective, une certaine lassitude du changement, la docilité sans conviction à une forte impulsion reçue, en un mot l’indolence publique, devenue la complice sceptique et railleuse du fait accompli,