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M. de Bismarck, qui se croit si habile et qui l’est sans aucun doute sous certains rapports, ne l’a point été cependant assez pour se mettre au-dessus de ses passions ; il n’a vu dans cette terrible lutte qu’une question de force, il a cru qu’après avoir brisé la puissance militaire de la France à Sedan et à Metz, après avoir pris dans ces deux grands coups de filet tout ce qui nous restait d’armées régulières, il avait tout fait, qu’il n’y avait plus rien de sérieux à craindre, et il s’est trouvé tout à coup en face d’une résistance imprévue, devant la nation française elle-même résolue à se défendre. C’est là précisément cette « phase nouvelle de la guerre » dont parlait le roi Guillaume. N’importe, M. de Bismarck a marché, il a voulu aller jusqu’au bout. Cela ne lui déplaisait pas d’ailleurs de camper avec son roi à Versailles, de négocier de Versailles avec l’Europe, de se faire un piédestal de victoires nouvelles ; c’était un moyen de s’assurer un peu plus encore la soumission de l’Allemagne, partagée entre le désir renaissant de la paix et l’enivrement des succès militaires. De la situation extrême et violente où il s’est placé, de la nécessité qu’il s’est créée lui-même, M. de Bismarck s’est fait une arme de plus pour entraîner ses amis à sa suite en réduisant au silence ceux qui pouvaient être tentés de condamner les excès de sa politique.

Ce que la Prusse peut y gagner, nous le voyons bien ; ce que l’Allemagne y peut trouver de garanties et d’avantages est plus douteux. Les Allemands entrent dans une voie où, par une fascination de la force et pour un peu de gloire, pour une apparence de grandeur chimérique, ils livrent pour longtemps peut-être leurs traditions, leur avenir libéral, l’indépendance de leur développement moral et politique ; ils cèdent, comme l’ont dit quelques voix libres au-delà du Rhin, au fanatisme de l’impérialisme et du militarisme. En définitive, l’Allemagne vient de travailler pour le roi de Prusse ; elle s’est battue, elle se bat encore pour refaire un empereur germanique, pour exhumer un pouvoir devant lequel s’abaissent dès ce moment toutes les souverainetés, en attendant que toutes les autonomies aillent se fondre au creuset prussien, et ici on pourrait évoquer un souvenir singulier qui ne laisserait pas de caractériser cette entreprise de gothique restauration. Lorsque le parlement de Francfort, en 1849, offrait la dignité impériale au prédécesseur du souverain actuel de la Prusse, au roi Frédéric-Guillaume IV, ce prince, à l’esprit plein de tentations et de faiblesses, refusait en disant : « Il ne faut pas s’abandonner en aveugles aux courans et aux tempêtes ; jamais ainsi le vaisseau n’atteindrait le port, jamais ! jamais ! » Un seul député, M. de Bismarck en personne, osait se lever pour approuver le roi de refuser ce « jouet forgé par des professeurs. » Un parlement offrant la couronne, c’était en effet une bien médiocre source de légitimité ! Aujourd’hui c’est beaucoup mieux, c’est par la guerre et la force, par le feu et le sang, qu’on se fait empereur ; c’est bien plus légitime, et sur-