La Prusse a-t-elle mieux servi l’idée de l’unité allemande ? Toute jeune qu’elle est, cette idée n’a rien que de légitime. C’est le droit de l’Allemagne de la réaliser à ses risques et périls ; mais c’est aussi le droit des autres nations de l’observer avec un intérêt sympathique on défiant selon la forme qu’elle tend à revêtir. Ce peut être en effet non une révolution purement germanique, mais un des grands événemens de l’histoire, un foyer plus vif et plus rayonnant de la civilisation, ou le point d’appui d’une ambition envahissante. Or la Prusse n’a entendu jusqu’à présent l’unité allemande que comme l’œuvre de la violence et la conquête. Sa politique extérieure, en Allemagne et en Europe, ne reconnaît que le droit du plus fort. D’un autre côté, ses institutions intérieures, malgré un vernis libéral, appartiennent à l’ancien régime, et son influence sur les idées est restée à peu près nulle. La suprématie de l’Allemagne ne serait pour l’Europe l’accomplissement d’aucune loi historique, la condition d’aucun progrès dans les institutions ou dans les idées ; la suprématie de la Prusse ferait reculer l’Europe. Quoi qu’en dise Hegel, la force ne prime pas le droit, même quand elle représente une civilisation supérieure. Quelle philosophie pourrait l’absoudre quand elle ne représente que son propre triomphe ?
N’accusons ni Hegel ni la philosophie d’avoir préparé au xixe siècle ce triomphe de la force pure. La réalité fait toujours tort aux systèmes philosophiques. Ils ne l’expriment jamais tout entière, et elle-même ne s’en inspire jamais sans en altérer plus ou moins les vérités et sans en grossir les erreurs. C’est en eux-mêmes qu’il faut les juger, dans les pensées qui les animent, dans l’intelligence dont ils portent l’empreinte. Ainsi considéré, le système de Hegel abonde en vues profondes, même dans les théories auxquelles une politique détestable fait de si tristes emprunts. Malheureusement pour sa gloire, ces emprunts, qu’il eût peut-être désavoués, sont le principal hommage dont ses compatriotes honorent aujourd’hui son centième anniversaire. Ils appellent forcément l’attention sur ses idées les plus mauvaises, et ils l’appellent d’une telle façon qu’il est impossible de les discuter froidement. Nous avons essayé du moins de les discuter sans prévention et sans amertume ; mais combien eût mieux valu pour le centenaire de Hegel, comme pour la paix du monde et pour l’honneur de l’Allemagne elle-même, la fête plus modeste à laquelle se préparaient, il y a quelques mois, tous les admirateurs, à des titres divers, du grand philosophe, ne voulant se souvenir que des services qu’il a rendus à l’esprit humain !