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grâce à Luther, n’a senti que le besoin de développer ses idées, — Les deux révolutions se sont faites au nom de la liberté, et l’une et l’autre n’ont eu d’abord souci que de la liberté de l’individu, là pour l’action, ici pour la pensée ; mais la philosophie allemande s’est élevée peu à peu à l’intelligence de la vraie liberté, que Hegel place dans la conciliation de la liberté personnelle et de la liberté générale. La révolution française, faute d’avoir opéré cette conciliation, est restée impuissante partout où elle a porté ses principes ; elle n’a créé que des conflits, soit entre les individus et l’état, soit au sein de l’état lui-même entre ses divers pouvoirs, soit enfin entre l’état et l’église, qui est restée catholique en dépit ou par l’effet même des persécutions qu’elle a subies. Toutefois Hegel veut bien reconnaître que la révolution française a propagé d’heureuses réformes dans la sphère des institutions civiles, et que l’Allemagne en a profité comme le reste de l’Europe. Elle n’a échoué, selon lui, que dans l’ordre politique, où elle n’a su s’approcher nulle part de l’idéal de l’état moderne, qui n’est qu’une monarchie de droit divin, entourée de certaines garanties constitutionnelles, mais sans porter atteinte à la souveraineté directe et personnelle du monarque. Si Hegel eût vécu davantage, il eût vu une dernière initiative germanique réaliser son idéal en Prusse, et en poursuivre la réalisation dans un nouvel empire allemand. Le succès d’une telle entreprise donnerait une conclusion à sa philosophie de l’histoire ; mais, trop prudent au milieu des témérités de sa dialectique pour faire autre chose que la théorie du passé ou du présent, il s’est abstenu d’énoncer cette conclusion ; il a montré la voie à M. de Bismarck, il n’a pas voulu être son prophète.

Nous ne prétendons pas plus que lui à ce rôle de prophète. Le fatalisme seul pourrait nier absolument, au nom des lois nécessaires de l’histoire, la possibilité d’un grand empire germanique. Bornons-nous à affirmer, et nous croyons pouvoir le faire avec certitude, que rien dans le passé de l’Allemagne n’appelle un tel empire, et que, s’il réussissait à se fonder sur le plan qu’a tracé Hegel et que M. de Bismarck s’est chargé d’exécuter, ce ne serait pas au profit, ce serait au détriment de la civilisation européenne.

Les Germains ont fondé sur les ruines de l’empire romain non un empire nouveau, mais des états divers, chez lesquels s’est produit tantôt un morcellement presque à l’infini, tantôt un groupement partiel, sans nulle tendance à l’unité. Dans la plupart, les envahisseurs se sont laissé plus ou moins dominer par les institutions, par les mœurs, par la langue des vaincus. Quant à la Germanie elle-même, elle est restée longtemps un chaos, où se heurtaient sans cesse soit les peuples qu’elle avait gardés dans son sein, soit de nouveaux envahisseurs partis du monde slave ou du monde tartare, soit enfin les Germains romanisés de l’Occident qui, pour défendre ou pour étendre leurs frontières, se re-