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naître et de la juger en la subissant. L’individu est par certains côtés supérieur à sa nation, à son siècle, à l’humanité, et j’oserais même ajouter à son Dieu, c’est-à-dire à l’idée qu’on se fait autour de lui ou que lui-même se fait de Dieu. Sa volonté libre peut se raidir contre le courant qui l’emporte ; sa libre conscience absout ou condamne sa résistance ou sa docilité, de même que la docilité ou la résistance des autres hommes. Sa libre raison se fait un idéal qu’aucune puissance au monde ne réalisera jamais tout entier, et du haut duquel elle juge toutes les œuvres qui se produisent dans le monde. Tout n’est donc pas dans ces forces générales que les hégéliens reconnaissent avec raison à côté des forces individuelles, et leur conciliation n’est pas toujours dans la subordination des secondes aux premières. Il faut, dans les unes comme dans les autres, distinguer le droit et le fait, la justice et le succès, l’idéal et la réalité. L’erreur de l’hégélianisme est de ne concevoir que l’idéal réalisé, transporté dans les faits, incarné dans la matière. C’est le matérialisme sous le nom d’idéalisme objectif. « Le prétendu idéalisme allemand, dit très bien M. Vacherot, n’est que le goût des spéculations abstraites et la passion des systèmes ; en tout ce qui concerne l’ordre des choses morales, l’esprit allemand se complaît dans la réalité, aime la tradition, et cède facilement à l’empire des faits accomplis. » De là cette glorification de la guerre, non-seulement défensive, mais offensive et conquérante, que M. Cousin a si complaisamment empruntée à Hegel. Qu’il y ait de justes guerres, il faut bien l’admettre, puisque les peuples n’ont pas de tribunaux où ils puissent porter leurs griefs. Qu’il y ait de justes victoires et des défaites méritées, cela n’est pas douteux ; mais que la victoire, même la plus juste, confère au vainqueur, dans sa propre cause, tous les droits d’un « justicier[1] » prononçant et exécutant tout ensemble des sentences sans appel, même au tribunal de la conscience, même au tribunal de Dieu, c’est le renversement de toute morale. Hegel va bien plus loin. Il ne fait pas seulement du vaincu le justiciable, il en fait la juste proie du vainqueur, comme attestant par sa défaite même son infériorité intellectuelle et morale. La victoire distribue les rangs entre les peuples ; malheur à ceux qu’elle fait descendre ! Ce ne sont plus que des barbares à qui les nations civilisées (entendez les nations victorieuses) « ne reconnaissent que des droits inégaux et une indépendance formelle. » Que dis-je ? elles peuvent légitimement les dépouiller de toute indépendance, et même les anéantir, car le peuple dont la victoire proclame la supériorité est appelé à dominer sans que les autres aient des droits contre lui. La force à laquelle ils succombent « prime le droit, » ou plutôt elle est le droit lui-même. La seule consolation que Hegel laisse aux vaincus est la pen-

  1. Le roi Guillaume, dans ses dépêches, s’attribue expressément ce titre de justicier à l’égard de la France.