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avec un incomparable éclat par un jeune professeur qui, remontant dans une chaire d’où l’intolérance l’avait éloigné pendant plusieurs années, y attirait la foule par le double prestige d’une éloquence éprouvée et d’une proscription récente. M. Cousin avait mis à profit, en visitant l’Allemagne, les loisirs forcés auxquels il avait été condamné. Il y avait essuyé une persécution nouvelle, qui avait ajouté à la célébrité de son nom auprès des libéraux allemands comme des libéraux français. Hegel, alors professeur à l’université de Berlin, l’avait accueilli comme un confrère, et avait pu se flatter de trouver en lui un disciple. Leurs relations s’étaient renouées plus intimement lors du voyage que Hegel avait fait à Paris en 1827, et M. Cousin avait l’esprit encore tout rempli d’idées hégéliennes, lorsqu’il fut invité à l’improviste à reprendre son enseignement au printemps de 1828. Il en était tellement imprégné qu’il les considérait comme tout à fait siennes, et qu’il oublia d’en indiquer l’origine en les exposant à ses auditeurs[1], Très applaudies, moins pour elles-mêmes que pour la forme brillante dont elles étaient revêtues, elles étonnèrent ceux qui ne les comprenaient qu’à moitié, et ne furent pas sans scandaliser ceux qui allaient à peu près jusqu’au fond. Elles ont beaucoup embarrassé plus tard le philosophe qui les commentait alors avec tant d’enthousiasme, et il ne s’est point donné peu de peine pour en concilier les audaces avec les timidités de son enseignement ultérieur. Elles ont aujourd’hui plus qu’un intérêt historique ; c’est entrer de plain-pied dans les doctrines hégéliennes et dans la philosophie de la guerre actuelle que de rappeler les propositions suivantes :

Chaque peuple représente une idée, les peuples différens d’une même époque représentent différentes idées, le peuple qui représente l’idée le plus en rapport avec l’esprit général de l’époque est le peuple appelé à la domination. Quand l’idée d’un peuple a fait son temps, ce peuple disparaît ; mais il ne cède pas facilement la place, il faut qu’un autre peuple la lui dispute et la lui arrache : de là la guerre. Défaite du peuple qui a fait son temps, victoire du peuple qui a le sien à faire, voilà l’effet certain et inévitable de la guerre.

« Ainsi un peuple n’est progressif qu’à la condition de faire la guerre. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’histoire : la guerre n’est pas autre chose qu’un échange sanglant d’idées, une bataille n’est pas autre chose que le combat de l’erreur et de la vérité, je dis de la vérité, parce que dans une époque une moindre erreur est une vérité relativement à une erreur plus grande ou à une erreur qui a fait son temps ; la victoire n’est pas autre chose que la victoire de la vérité du jour sur la vérité de la veille, devenue l’erreur du lendemain.

  1. Il ne fait, dans ces leçons de 1828, qu’une allusion voilée à la philosophie de Hegel, qu’il ne distingue pas de celle de Schelling.