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restées en arrière avec tous les bagages. Pour se mettre à l’abri contre le vent froid de la nuit, on ne trouvait d’autre moyen que de creuser des fossés où chacun s’enveloppait de son manteau presque sous le feu des batteries françaises, au risque d’être réellement enseveli dans ces tombes anticipées par les boulets de l’ennemi ! C’est pendant les heures de cette cruelle veillée, lorsqu’autour de lui s’échangeaient beaucoup de plaintes et de réflexions vulgaires, que Goethe sut montrer avec quelle largeur d’esprit et quelle netteté de vues il envisageait les événemens auxquels il assistait, en prononçant ces paroles mémorables : « ici et aujourd’hui commence une nouvelle ère historique, et vous pourrez dire que vous eu avez été témoins. » Aux yeux de ses compagnons d’armes, il s’agissait simplement d’une bataille perdue, tout au plus d’une campagne manquée. Pour lui qui voyait les choses de plus loin, qui depuis son entrée en France ne cessait d’observer l’état des esprits dans notre pays, l’énergie et le patriotisme que les Français venaient de déployer pour la défense de leur territoire, pour le maintien de leur liberté, annonçaient une révolution déjà faite, l’avènement du peuple aux affaires, la destruction d’une aristocratie et d’une royauté que la nation venait de battre en même temps que l’étranger. Quelles conséquences n’allait pas entraîner en Europe un exemple aussi heureux et aussi frappant de ce que pouvaient à elles seules les forces populaires ! Là où les esprits superficiels n’apercevaient qu’un fait particulier, un accident de guerre, le génie spéculatif du poète reconnaissait la marque d’un de ces événemens qui intéressent l’humanité tout entière, et qui changent le cours de l’histoire. Plus tard, les officiers prussiens lui rappelaient sa prédiction, dont les Français avaient en quelque sorte attesté la justesse en datant du jour même de la bataille de Valmy leur nouveau calendrier.

Pendant huit jours encore, les Allemands attendirent avant de reprendre la route de leur pays, huit jours désastreux durant lesquels la dyssenterie faisait dans leurs rangs de nombreuses victimes, où la pluie tombait à flots, où les convois de vivres n’arrivaient pas, où se répandait le bruit que les volontaires de Paris, réunis à Châlons sous le commandement de Luckner, allaient se mettre en marche, que 20,000 paysans se rassemblaient dans le district de Reims pour tomber sur les derrières de l’armée coalisée. Cette halte si dangereuse après la défaite était une dernière consolation que se donnaient à eux-mêmes le roi de Prusse et le duc de Brunswick pour retarder l’humiliation du départ. La réalité avait si cruellement démenti les espérances hautaines des alliés, qu’ils ne se résignaient à en accepter les effets qu’à la dernière extrémité. Quel dénomment d’une campagne qui avait commencé par le manifeste