Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 90.djvu/719

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sentimens qui animaient tous les Français contre le vainqueur de Rosbach ; j’aime à le voir, quoique à la distance du lac de Genève, se serrer avec ses concitoyens sous le drapeau de la France. Ne cherchons pas si sa brouille avec Frédéric eut quelque part au changement de ses dispositions. Quand je relis la correspondance de cet homme illustre, je ne songe qu’à l’applaudir de sa rupture avec le prétendu philosophe assis sur le trône. Je ne puis penser sans inquiétude à ce qui serait arrivé de cette grande réputation chère à la France, s’il s’était endormi dans les loisirs d’une académie de Berlin, s’il était resté près d’un souverain ennemi de sa patrie. Heureux plus que jamais d’avoir suivi les conseils de la fierté, d’avoir écouté cet esprit d’indépendance qui ne trompe guère, il juge désormais Frédéric avec une sévère franchise. Il ose soulever d’une main hardie son masque de champion de la liberté. Les rois de Prusse ont toujours pris sous leur protection les libertés germaniques. Voltaire n’en est pas dupe, ce qui ne l’empêche pas de se montrer généreux envers son ancien ami, quand il lui offre le secours de ses conseils dans la crise où ce prince songeait à finir par un suicide sa carrière aventureuse.

La Correspondance générale durant cette période remplit de la manière la plus honorable les lacunes de celle qu’il entretenait avec le roi de Prusse. Légèrement indifférent au début de la guerre de sept ans, il plaint ce pauvre genre humain qui s’égorge sur notre continent à propos de quelques arpens de glace au Canada. Le Canada est bien loin, et l’intervention anglaise ne touche pas beaucoup Voltaire ; mais, quand l’incendie envahit l’Europe, celui dont les mains l’ont allumé reçoit de lui le nom de roi des Vandales. Nos défaites le piquent au vif. La journée de Minden, où M. de Contades mène à la boucherie nos braves soldats, lui perce l’âme. « Je suis Français à l’excès, » dit-il. Il en oublie presque les intérêts de la philosophie : au lieu du livre de l’Esprit d’Helvétius, il demande à Thiériot de lui envoyer quelque bon atlas nouveau, où ses vieux yeux voient commodément le théâtre de la guerre et des misères humaines. Que dis-je ? il oublie qu’il a toujours plaidé pour la paix ; l’auteur du Dictionnaire philosophique préférerait quelque victoire. « Je vous avoue, écrit-il, que j’aimerais encore mieux pour notre nation des lauriers que des olives. » Au fond de sa retraite des Délices, il souffre des railleries que les étrangers se permettent sur la France abaissée, et se compare à celui qui voulait bien dire à sa femme ce qu’elle était, mais qui ne voulait pas l’entendre dire aux autres. Est-ce Voltaire ou quelque chauvin du temps qui fait vœu de n’aller habiter le château de Ferney que quand il pourra y faire la dédicace par un feu de joie ? Ce n’est pas assez, et la palinodie