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Platon prononce dans le Gorgias contre la rhétorique ; il n’y voit qu’une simple routine, ouvrière de corruption et de mensonge. Il y a pourtant un moment, avant que les théories de ces deux arts aient pris une forme plus compliquée et plus savante, où certains esprits réunissent ces deux études, et s’approprient à la fois les procédés de la rhétorique et ceux de la dialectique. Leur prétention, c’est de confondre en un seul l’art de présenter le vraisemblable et l’art de découvrir le vrai. Par la prestigieuse habileté avec laquelle ils mêlent ces deux méthodes, ils séduisent et éblouissent d’abord la Grèce tout entière. Toujours également prêts à discuter et à disserter, qu’il s’agisse de métaphysique, de morale ou de politique, ils acquièrent une réputation et une situation hors ligne. De tous ceux qui suivirent cette voie, le plus célèbre par les éloges de ses admirateurs comme par les attaques de Platon, c’est Gorgias. Autour de lui se pressent des rivaux et des élèves dont chacun a sa physionomie particulière ; mais Gorgias n’en reste pas moins par son talent et sa haute fortune le vrai maître du chœur, le vrai chef de l’école.


III

Gorgias naquit dans les premières années du Ve siècle, à Léontini, petite ville sicilienne située non loin de Syracuse, qui tint presque constamment dans sa dépendance cette faible voisine. Le jeune homme quitta cette étroite patrie ; il n’y aurait trouvé ni assez de ressources pour former son talent, ni assez d’occasions de le faire briller. Ce fut dans les grandes cités de la Sicile qu’il alla chercher d’abord des maîtres, puis bientôt un auditoire et de fructueux applaudissemens. Comme nous l’attestent des témoignages dont quelques-uns sont presque contemporains, il fréquenta Empédocle à Agrigente et Tisias à Syracuse. Tisias n’était qu’un avocat et un rhéteur, tandis que dans Empédocle l’antiquité a surtout admiré un philosophe, rival de Pythagore, d’Héraclite et de Parménide, l’auteur d’un poème sur la nature, que Lucrèce a souvent imité, et dont il parle avec enthousiasme. Dès le premier jour, Gorgias subit ainsi une double influence ; en lui vinrent se réunir deux courans qui jusqu’alors avaient coulé chacun de leur côté, et qui devaient ensuite séparer leurs eaux pour ne plus se rejoindre.

Ce serait, si l’on avait le loisir de s’y arrêter, une intéressante figure à étudier que celle de cet Empédocle, l’esprit le plus élevé et le plus puissant qu’ait produit la Sicile. Il est contemporain d’Anaxagore, et il ne précède guère que d’une génération Socrate, deux personnages qui apparaissent posés sur le terrain solide de