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était déjà dans l’ombre, et les femmes s’y montraient. En même temps les promeneurs commençaient à circuler ; ils s’arrêtaient sous les balcons, ils engageaient des conversations où la parole jouait un moindre rôle que le geste, que le mouvement des lèvres, des yeux et des sourcils, que toute la personne et toute la physionomie. Du rez-de-chaussée au troisième ou quatrième étage, parmi tout le bruit de la ville, les interlocuteurs, qui ne criaient point, ne pouvaient guère entendre la voix les uns des autres ; cependant ils se comprenaient, et je les comprenais presque, tant cette pantomime était animée, tant ces yeux étaient expressifs. Dans tout Napolitain aussi il y a un acteur ; mais cet acteur est surtout un bouffon, proche parent du Maccus et du Bucco de l’antique atellane campanienne, ainsi que du Pulcinella, qui à San-Carlino égaie encore la foule par ses lazzis et sa verve gouailleuse. Il y a chez le Sicilien quelque chose de plus sérieux, de plus exalté, de plus passionné. Depuis le Ve siècle avant notre ère, à travers bien des révolutions apparentes, il a changé de religion, de langue et de costume, non de caractère. Pour ce qui est du geste et du débit, les premiers maîtres qui tentèrent de faire la théorie de l’éloquence durent donc trouver des élèves merveilleusement préparés ; ils n’eurent même qu’à regarder autour d’eux, à ériger en règle et en précepte ce que la nature suggérait à tous ceux qui prenaient la parole en public pour soutenir leurs intérêts ou faire triompher leur parti.

Ce qui était plus important et plus difficile que de régler la main et la voix de l’orateur, c’était de diriger son esprit, de lui indiquer comment il convient de disposer et de grouper ses pensées, comment on doit modifier son langage et changer toute la couleur du discours suivant le but que l’on veut atteindre ou les auditeurs auxquels on s’adresse. Tout homme qui a souvent parlé en public a fait à ce sujet des observations dont il se sert pour son propre usage ; il s’agissait d’étendre aux autres le profit de cette expérience, d’obtenir qu’elle ne s’enfermât point dans l’individu et ne pérît pas avec lui, qu’elle se condensât et se résumât en un certain nombre de préceptes classés par ordre, faciles à transmettre et à retenir. En un mot, de la pratique il fallait passer à la théorie, de l’empirisme à l’art. Les premiers pas dans cette voie paraissent avoir été faits par le Syracusain Corax. Déjà fort estimé du tyran Hiéron, Corax acquit une grande réputation, après l’établissement de la démocratie, comme orateur politique à la tribune, comme avocat devant les tribunaux. Dans le cours de sa longue carrière, il avait été amené à beaucoup réfléchir sur la méthode que doit suivre, sur les conditions auxquelles doit satisfaire quiconque aspire à persuader. L’importance que prenait alors la parole publique, à Syracuse