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d’esprit, il serait intéressant de s’arrêter aux changemens qu’apportent dans les mœurs trois mois d’une vie si nouvelle. La société devra sans aucun doute en tirer d’heureux fruits. Ce qui frappe d’abord, c’est la fusion rapide et facile que les circonstances ont faite des élémens les plus divers. La même cause patriotique a réuni, fusil en main, l’homme du monde élevé dans cet élégant scepticisme dont vingt ans de corruption avaient si bien consolidé l’empire, le bourgeois avec ses préoccupations étroites et ses vues timorées sur les affaires du pays, l’ouvrier qui a conservé la foi robuste en dépit d’appétits grossiers, et qui poursuit un certain idéal mêlé d’utopies et de sentimens généreux. Ils ont vécu ensemble et se sont connus, ils ont partagé le même lit de camp sous la tente, ils se sont, comme on dit, senti les coudes dans le rang ; ils savent que le premier d’entre eux qui tombera sera recueilli et vengé par les autres. Les riches ont compris qu’il ne fallait reprocher aux malheureux ni tant d’aveuglement ni tant de noirceur, les pauvres qu’on pouvait jouir des biens de la fortune sans que le cœur devînt égoïste et altier. Surpris au premier jour d’une rencontre inattendue, ils se sont liés bientôt d’une camaraderie sincère, et qui sait combien de préjugés ont été ainsi détruits de part et d’autre ? Quelques politiques prudens conçoivent cependant des craintes et se demandent déjà si, la paix rétablie, il sera bien sage de laisser des armes à cette multitude énorme. Ils allèguent, à tort suivant nous, ce qui s’est passé le 31 octobre ; mais quand l’histoire véritable de cette journée sera connue, on saura qu’il en faut surtout imputer les excès à l’imprudence du gouvernement, qui laissa dégénérer en sédition ce qui n’était d’abord qu’une manifestation inopportune, et qui eût dû faire passer dès longtemps en cour martiale les quelques factieux qui tentèrent un coup d’audace à la faveur du mouvement. Il importe en outre de remarquer que, si l’on n’eût montré une longanimité déplorable, la foule n’aurait pas songé à envahir l’Hôtel de Ville. Enfin n’oublions pas que c’est à l’intervention de la garde nationale elle-même que le gouverneur de Paris et ses collègues durent leur délivrance sans qu’une goutte de sang ait été versée. L’époque où nous vivons est peu propice aux conjectures sur l’avenir ; est-ce pourtant se montrer téméraire que de faire reposer dans la garde nationale, telle quelle est aujourd’hui constituée, une de nos futures garanties d’ordre et de sécurité publique ? D’ailleurs cette époque extraordinaire offre une particularité digne d’attention et capable de rassurer ceux qui redoutent encore des troubles civils : c’est que tout le monde s’accorde à croire que la justice, l’ordre et la paix pourront seuls panser nos blessures et qu’ils n’ont pas besoin d’autres sauveurs, c’est que les partisans mêmes du régime personnel, s’il en reste, n’ont plus de candidat sur qui lever les yeux. Faute d’aspirans à la tyrannie, il nous sera donné peut-être de fonder cette fois en France le règne de la liberté.


E. LIEBERT.