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ennemies, entre les passions opposées. Tout au plus pourrait-on dire que George Eliot enseigne une indifférence respectueuse envers toutes les doctrines. C’est peut-être là le résultat où l’ont conduit l’esprit de dispute et l’amour des discussions théologiques dont il a été témoin dans son pays.

Revenons au point où nous avons laissé le drame. Le choix de Fedalma entre son père et son amant était tout fait. Elle dit adieu à don Silva, qu’elle aime, et sa résolution est tellement sincère que, lorsque celui-ci, pour ne pas la perdre, se décide à suivre Zarca et les bohémiens, elle recule effrayée. Le duc de Bedmar quitterait ses dignités, sa maison, sa fortune, son peuple, pour devenir un bohémien, pour s’associer aux courses errantes des Zingari, non, cela n’est pas possible. Elle ne peut consentir à un tel sacrifice ; elle ne doit pas vouloir que Silva quitte pour elle sa foi, sa famille, son honneur, tout ce qu’elle n’a pas voulu quitter pour lui. « Fuyez, lui dit-elle, quand il en est temps encore ; pas une parole de plus ! Je dirai que j’ai repoussé votre amour, que je ne veux plus m’unir à vous… »

Il est trop tard pour fuir : don Silva est aveugle, il a résolu de se perdre. A ses yeux, Fedalma vaut bien les titres et la fortune qu’il abandonne ; sa loi, sa religion, c’est Fedalma. C’est elle et non pas les bohémiens qu’il suit ; lorsque Zarca donnera des ordres, ce n’est pas à lui, c’est à elle qu’il obéira. Il se lie, il s’enchaîne à la suite de la jeune Zingara, qui l’écoute avec terreur, et croit sentir trembler la terre autour d’elle, comme si la terre allait l’engloutir avec son amant insensé.

Une résolution comme celle de Silva est le partage des caractères faibles. Le lion fait place à l’homme dès que la pensée succède à l’entraînement : il s’est jeté d’un bond sur l’objet qu’il convoitait, bientôt il pâlit en présence de ce qu’il a fait ; il lâche ce qu’il avait saisi avec une folle ardeur, et va payer de son sang sa violence inutile. Combien d’êtres passionnés ressemblent à Silva, rêveurs et méditatifs quand la faute irréparable est accomplie ! Ils réfléchissent après avoir agi, et leur réflexion est leur premier châtiment.. Les pages où la pensée du seigneur déchu, se replie sur elle-même et se rend compte de la profondeur de sa chute sont parmi les plus belles de ce livre. Le talent de George Eliot brille surtout dans ces analyses psychologiques d’une conscience blessée.

Don Silva trouve d’abord quelque consolation dans les paroles du ménestrel Juan. Ce brave Juan, ce poète enfant, est une des créations les meilleures de l’ouvrage. Le pauvre artiste, sans autre bien que son luth et ses chants harmonieux, a levé les yeux sur Fedalma, qu’il aime aussi ; mais il tient soigneusement cachée cette