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méprisés, les plus oubliés entre les enfans des hommes, ils doivent être constans jusqu’à la mort dans les liens de leur grande famille. Ailleurs on punit du bûcher l’hérésie ; chez eux, la plus misérable des hérétiques serait la fille du désert qui, choisissant pour elle une vie heureuse et facile, oublierait les maux de ses frères. Ni prières, ni menaces, ni malédictions ne peuvent fléchir ce père, dont la parole est une inviolable loi.

En vain don Silva lui reproche de n’entendre ni le langage de sa raison, ni les conseils de son cœur ; en vain prétend-il lui prouver que le bonheur de sa fille et son propre intérêt lui commandent de se laisser vaincre, que son fanatisme, sans profiter à sa cause, fera trois malheureux. Toute son éloquence échoue contre la résolution du chef bohémien :


« Vous parlez bien haut, monseigneur ! Vous seul êtes raisonnable ; vous avez un cœur, et je n’en ai pas. Vous avez en vue le bonheur de Fedalma, c’est votre unique souci ; moi, je ne cherche le bien pour personne, pas même pour moi, poussé que je suis par un infernal désir qu’il me faut satisfaire même au prix de mes souffrances. Exhalez à loisir votre indignation ; je ne vous parle pas en ce moment, je parle à ma fille. Si c’est encore un bien de s’unir avec vous, d’être une duchesse espagnole, de s’agenouiller à la cour, d’espérer que sa beauté sera une excuse aux yeux des hommes, quand elle entendra les femmes chuchoter entre elles : « Elle a été bohémienne ; » si c’est encore un bien de mesurer sa joie à l’oubli des siens, des malheurs de ses frères, et qu’elle ne sente pas la douceur de sa couche altérée par le souvenir d’avoir abandonné son poste, — qu’elle parte ! Elle est mon unique rejeton ; dans ses veines, elle porte le sang où sa tribu a mis sa confiance. Son patrimoine, c’est leur obéissance. Si elle peut quitter cela pour une honte recouverte de pourpre et de soie, pour des baisers assaisonnés par l’oubli, pour un bonheur digne des malheureux qui sont ivres ou des fous nourris d’illusions, — eh bien ! qu’elle parte ! Vous, catholiques espagnols, quand vous êtes cruels et traîtres pour des buts impies, vous avez des présens que vous offrez à Dieu, vous guérissez les blessures que vous faites aux hommes avec des remèdes que vous présentez aux églises. Nous autres, nous n’avons pas d’autels pour ces présens réparateurs qui apaisent le ciel à l’endroit des violences commises sur la terre ; nous n’avons pas de prêtres, pas de symboles pour enseigner que la bohémienne qui devrait sauver sa race et qui l’abandonne peut laver cette tache et racheter le désastre qu’elle cause en travaillant à son propre salut. Le choix honteux qu’elle fait est un mal irrévocable, un poison qu’elle verse de propos délibéré à ses frères. Et maintenant choisis, Fedalma ! »