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Cette réforme militaire était l’œuvre d’un roi ennemi du patriciat. îl est vrai qu’un demi-siècle plus tard, en 510, le patriciat, reprenant le dessus, chassa Tarquin le Superbe et supprima la royauté. Il semble qu’à ce moment-là il pouvait détruire une organisation militaire qui lui était si défavorable et rétablir l’ancienne armée patricienne. Apparemment il éprouva des difficultés à retirer les armes à ceux qui les avaient en main, ou bien il n’osa pas désorganiser l’armée en présence des ennemis qui entouraient Rome. Ce qui est certain, c’est qu’il laissa debout toute l’organisation des classes et des centuries. Ainsi, au moment où, vainqueur des rois, il introduisait une constitution patricienne dans l’ordre politique, il ne put pas rétablir l’ancienne constitution patricienne dans l’armée.

Il y eut dès lors une contradiction entre la nature de l’état et celle de l’armée. L’état, tel que les patriciens le comprenaient, n’était que la réunion des gentes patriciennes, avec un sénat exclusivement patricien, avec des consuls et des augures patriciens, enfin avec des comices dont les patriciens avaient la direction absolue. L’armée au contraire était un ensemble de corps de troupes et de compagnies où les hommes étaient distribués d’après la fortune, sans distinction de caste et sans acception de naissance ; là, le plébéien riche était d’un rang plus élevé que le patricien pauvre, et il pouvait arriver qu’un patricien dût obéir à un plébéien. Ce désaccord entre les institutions militaires et les institutions politiques n’a pas été assez remarqué ; il explique mieux que toute autre chose pourquoi la domination du patriciat fut d’assez courte durée.

L’armée, qui sentait sa force, eut tout de suite ses exigences, et il fallut dès le premier jour lui faire des concessions. On commença dès lors à la convoquer, non plus pour la conduire à la guerre, mais pour la consulter. On la réunit au Champ de Mars, et ce fut l’origine des comices centuriates. Cette assemblée n’était pas autre chose que l’armée elle-même. Cela est si vrai qu’elle était convoquée par la trompette militaire ; elle se rassemblait au lieu ordinaire des exercices, hors de la ville, parce qu’aucune troupe armée ne pouvait se réunir dans l’enceinte de Rome. Chacun s’y rendait en armes, comme s’il se fût agi d’une expédition ; on s’y tenait, non pas pêle-mêle et au hasard, mais rangé par corps de troupes et par compagnies, comme pour le combat ; chaque centurie avait à sa tête son centurion et son drapeau. Enfin les sexagénaires ne figuraient pas plus dans ces comices qu’ils ne figuraient dans l’armée. Il est donc bien certain que ces comices étaient l’armée elle-même, l’armée qui n’avait pas précisément de droits politiques dans la constitution républicaine, mais qui était si forte que l’on se croyait tenu de la consulter, de lui demander son avis, de la faire voter.