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ou baisser des motifs qui ne sont pas un simple caprice, mais qui tiennent sur les lieux à un cours de convention, en pays étrangers aux fluctuations du change. De là un rapport, un équilibre, qui ne se prêtent pas à de trop grands écarts, et qu’il convient de ménager. Or cette nécessité existe pour le marché des salaires comme pour les autres marchés, et les États-Unis l’ont méconnue. Sans se mettre en peine des embarras qu’ils pourraient se créer et créer à autrui, ils ont porté chez eux au double et au triple le prix de la main-d’œuvre régnicole, servis en cela par une véritable débauche de fiscalité. La réponse à cette violence économique a été une hausse correspondante et même supérieure, comme l’attestent les papiers d’état distribués au congrès, sur le coût des consommations usuelles, 88 pour 100 sur les alimens, 86 pour 100 sur le vêtement, 81 pour 100 sur les loyers. Ainsi sur les lieux mêmes, la compensation s’est faite par un nivellement de cherté ; avec l’Europe, elle ne s’établira qu’au moment où, par la modération des taxes, les denrées et les salaires auront été ramenés à des cours réguliers. Dans tous les cas, cette situation ne saurait se prolonger sans dommage pour la fortune publique : les conditions d’existence y sont trop tendues, trop artificielles, la circulation est trop surmenée, les abus sont trop flagrans ; avant peu, il n’y aura plus de choix qu’entre une crise financière et le retour à la liberté commerciale.

Un peuple sensé ne court pas cependant de telles aventures sans avoir un but et sans obéir à un motif sérieux. Sous le coup d’une dette noblement faite, dignement reconnue, les États-Unis ont voulu deux choses : surexciter l’activité nationale, accélérer le peuplement de leurs territoires, comme instrumens d’une prompte libération. Il n’était pas besoin cependant d’outrer à ce point l’effort : le motif est des plus légitimes, le but leur échappera peut-être pour avoir été dépassé. D’un côté, on pouvait imprimer un élan à l’activité nationale avec des moyens plus simples, plus naturels que ceux dont on s’est servi ; de l’autre côté, pour accélérer le peuplement, on pouvait s’en remettre à la démence de l’Europe, aux calamités qui l’assiègent, au règne de la force, qui désormais y prévaut. Les distances ne sont pas un obstacle quand il s’agit de recouvrer le premier-dés biens, la sécurité. New-York, nous dit-on, voit chaque jour débarquer sur ses quais près de 100,000 émigrans : pour peu que les choses durent, ce nombre ira grandissant ; le continent européen se videra au profit de l’Amérique, et de l’humeur dont elle est, avec les dispositions qu’elle montre, la politique qu’elle suit, l’Amérique ne fera rien pour l’empêcher.


Louis REYBAUD.