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tirer parti. Si une première épreuve a fait sentir quelques-uns des défauts du règlement, plusieurs ont déjà disparu, et l’intelligence de la société est trop active pour ne pas songer au moyen de corriger les autres. En même temps le principe de la charité internationale recevait sous nos yeux une consécration éclatante : les peuples qui jouissent du bienfait de la paix sont venus sur les champs de bataille pour y prodiguer leur dévoûment : la Suisse, la Hollande, les États-Unis, ont envoyé aux armées leurs ambulances. L’Angleterre nous a donné des sommes considérables et des hommes dévoués. La Belgique, après avoir mis à notre service des médecins et des infirmiers, a reçu les blessés de la campagne des Ardennes, elle est couverte de lazarets volontaires. L’Europe compte désormais un drapeau de plus, celui de la fraternité, et ceux qui le portent ne sauraient prendre toutes leurs espérances pour des illusions.

Les heures présentes sont cruelles, et nous ne savons pas ce que sera le jour de demain ; toutefois ce que savent bien ceux qui ont quelque habitude de l’histoire, c’est qu’une guerre ne donne jamais au vainqueur tout ce qu’il espère au moment du triomphe, c’est qu’une série de défaites qui ont été des surprises ne saurait avoir des conséquences irrémédiables, c’est que dans l’ardeur de la lutte les illusions comme les découragemens ne peuvent se défendre de tout exagérer. On n’imagine pas, je suppose, qu’après la paix l’Allemagne se dépouillera de tous les défauts qui ont jusqu’ici pesé sur son histoire, que la France aura perdu ses qualités séculaires, que toutes les forces vives de l’Europe, aujourd’hui résignées à la neutralité, le panslavisme et la démocratie par exemple, rendront les armes. On dit que nos désastres sont inouïs ; à leur jour, toutes les nations ont passé par les épreuves que nous traversons. Ce qui trompe l’opinion, c’est le nombre des soldats prisonniers ou tués et la rapidité de nos revers, comme si, dans les conditions faites de notre temps à la stratégie, il fallait s’attendre à d’interminables campagnes, à des batailles de cent mille hommes seulement, à des capitulations de quelques milliers de soldats. La stratégie est nouvelle, les conséquences politiques des défaites seront aujourd’hui ce qu’elles ont été autrefois. Si l’histoire pouvait à cette heure se faire entendre, elle montrerait sans peine aux vainqueurs la vanité de leurs illusions, aux vaincus le peu de raison du découragement auquel ils sont parfois tentés de s’abandonner.


ALBERT DUMONT.