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est resté pour les enfans de l’Allemagne du nord ce que les noms de Haynau et de Mouravief sont pour les enfans hongrois et polonais. Ainsi que cela arrive toujours, les sentimens d’amertume des populations soumises augmentaient encore, en les irritant, les mauvaises dispositions des soldats impatientés, et les satrapes de Napoléon semblaient prendre à tâche de faire de sentimens purement antinapoléoniens dans l’origine des sentimens antifrançais. La noblesse, la bourgeoisie, le « troupier » de France, avaient toujours su se faire aimer, même en pays ennemi ; le soldat de fortune devenu maréchal de l’empire et le conventionnel devenu préfet de l’empire se montrèrent durs, haineux, pleins de morgue et grossiers. Varnhagen, qui vit de près Napoléon en 1810, fut, comme Talleyrand, frappé surtout de la mauvaise éducation du grand homme ; on pense bien que les manières des parvenus de second ordre n’étaient guère meilleures que celles du parvenu suprême. Si la rigueur de Davoust exaspérait les masses, sa rudesse ne blessait pas moins les classes élevées. Quels ne durent pas être les froissemens d’un F.-A. Wolf, d’un Schleiermacher, d’un Fichte, réunis par le duc d’Auerstædt, peu avant l’évacuation de la capitale, pour entendre accabler d’insultes leur pays et leur roi ?

Les hommes d’énergie et d’action puisèrent de nouvelles forces de résistance dans toutes ces humiliations ; mais tandis que les idéalistes, comme Fichte, pouvaient croire à la transformation et au salut futur de leur pays « par l’éducation, » tandis que les hommes d’état, tels que Stein, attendaient tout désormais de la Russie et de l’Angleterre, tandis que les hommes pratiques et graves de la nature de Gneisenau, ennemis de la diplomatie comme des conspirations et des sociétés secrètes, si contraires au génie germanique, se contentaient « d’une alliance sans signes ni mystères et n’ayant d’autre mot d’ordre que la haine de l’étranger, » — la jeunesse, fougueuse et inexpérimentée, voulut s’organiser, forma un Tugendbund, médita des tentatives de régicide. Plus complexe et plus hésitante fut la disposition d’esprit de nombre d’hommes de trente à quarante ans, paralysés ou égarés par l’éducation des dernières années du siècle et jetés soudain de la contemplation esthétique au milieu de l’action pressante du jour. Plus d’un chercha un refuge dans la foi du moyen âge ; beaucoup aussi furent saisis d’un morne désespoir et succombèrent. Parmi eux, la victime la plus illustre fut encore un ami intime de Rahel, un des poètes les plus doués, un des hommes les plus malheureux de son temps, Henri de Kleist, dont la fin tragique jeta la consternation dans la société de Berlin.

Si Kleist avait eu le courage de vivre un an seulement pour la cause désespérée qui l’arma du fatal pistolet contre lui-même et