suffrages, lui avait ouvert les portes, tant que le vengeur, séparé du monde, exhalait sa menace inutile dans la prison qu’il s’était faite au milieu des rochers, dans cette île qu’il avait choisie pour être une Patmos, et qui pouvait pour lui devenir une Sainte-Hélène, il a été permis de penser que son entreprise était orgueilleuse, et que l’illusion était bien grande de se croire de la taille d’un tel ennemi. Qui n’aurait adressé à l’écrivain, armé seulement de sa plume et flanqué de ses hémistiches, le même reproche que l’on a souvent fait à Chateaubriand ? Eh bien ! l’événement a justifié la prétention du poète : il avait bien jugé son ennemi. S’il a beaucoup présumé de ses vers, les faits sont pour lui ; il lui faudrait une mesure d’humilité au-dessus de la nature humaine pour ne se croire pas vainqueur. L’objet de ses invectives s’est mis de lui-même au niveau de cette outrageuse satire. Les lecteurs que de telles attaques rebutaient sont obligés de reconnaître que la haine de l’auteur était plus clairvoyante que leur modération.
Disons-le sur-le-champ, ce que nous admirons le plus dans les Châtimens, ce n’est pas la guerre acharnée contre la personne du dictateur, elle se comprend, elle se justifie même sous la plume de l’exilé : elle n’est pas la partie la plus intéressante de cette formidable satire. La poésie ne saurait se passer d’élévation, même dans ses vengeances les plus passionnées. De cette hauteur où elle se place, elle parle à l’humanité, non pas seulement à un parti, elle châtie au nom de la justice et en doit conserver la dignité ; elle laisse de côté les rancunes ou les haines qui mettent les armes aux mains des adversaires politiques et plaide sa cause au tribunal de la patrie. C’est ainsi que les griefs de l’exil s’ennoblissent, et que tous les hommes, quel que soit leur drapeau, pourvu qu’ils aient un cœur, accordent leur sympathie aux opprimés. C’est ainsi que le vers grandit, qu’il force l’attention des indifférens, qu’il pénètre dans la conscience de l’ennemi le plus obstiné. Il y a dans le livre de Victor Hugo une admirable veine que nous préférons de beaucoup à tout le reste malgré les innombrables beautés dont l’ouvrage est rempli. C’est la source d’où il a tiré par exemple les pièces de Carte d’Europe, au Peuple, Souvenir de la nuit du 4, ou celles qui commencent par ces vers : « puisque le juste est dans l’abîme, » — « ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent, » et beaucoup d’autres, parmi lesquelles il faut ranger les chansons. Malgré des passages qui détonnent et ramènent trop souvent la passion outrée à laquelle l’auteur s’est abandonné, ces morceaux ne nous forcent pas de nous souvenir que le merveilleux talent de l’écrivain est lié à un parti. Des poésies de ce genre gagnent les âmes de tous, parce qu’elles arrachent des larmes ou qu’elles vengent la justice outragée. La plus belle de toutes, l’œuvre sans contredit la plus excellente du recueil entier, est