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personnels, et qu’il convient de sacrifier à ceux-là une partie de ceux-ci. Il importe que l’homme apprenne à respecter une chose impersonnelle et supérieure, et il est nécessaire que la présence de cette chose se fasse sentir sous une forme tangible, par une privation imposée à l’individu en vue de l’intérêt commun. Il n’y a que les aristocraties intellectuelles qui puissent vivre d’un idéal non incarné : aux masses, il faut des autels visibles, un chef et un drapeau. — Toute l’Allemagne, même celle du midi, était remplie d’élémens de résistance ; mais ils étaient épars, c’est-à-dire impuissans. Il sembla nécessaire de les grouper, de les concentrer. L’état, épuisé par la guerre et les contributions, trouva moyen de fonder et de doter richement l’université de Berlin, où les savans de toutes les contrées de l’Allemagne furent appelés. Bientôt la jeunesse y affluait, impatiente d’écouter les voix hardies qui osèrent prêcher le patriotisme au milieu des ennemis campés dans la capitale. « La lutte des armes est terminée, s’était écrié Fichte ; nous allons commencer la lutte des principes, des mœurs, du caractère. » Pour y arriver, il fallait réveiller l’idée du devoir, combattre l’égoïsme qui se cachait sous une esthétique idéaliste, prêcher à une génération habituée à écouter et à scruter chacun de ses mouvemens l’oubli de soi-même et le dévouaient à une cause qui semblait à jamais perdue. La fondation d’un enseignement plus grave devint une affaire nationale, comme la réorganisation militaire. « La nouvelle université, écrit Rahel en 1809, a été conçue, projetée, commencée au milieu de la défaite, de la misère, de la terreur ; c’est la terre qui reverdit par sa propre chaleur. Puisse Phœbus lui être propice et ne pas envoyer ses flèches aux audacieux ! » Napoléon était aveugle quand il s’agissait de choses impalpables. Il surveillait avec jalousie les levées de troupes et les exercices militaires ; il ne se préoccupait point de cette terrible machine de guerre que Humboldt et ses amis, « espérant contre tout espoir, » élevèrent au centre même du royaume vaincu. Le pays soumis fut plus clairvoyant : l’Allemagne considère avec raison l’université de Berlin comme la cause la plus puissante de la délivrance et comme le plus beau monument qu’aient laissé les hommes d’état prussiens de 1808.

Dès avant l’ouverture officielle de la nouvelle école, Fichte avait commencé de sa propre initiative un vrai cours de patriotisme. En 1806, il avait déjà voulu suivre l’armée prussienne comme une sorte de Tyrtée oratoire. Il avait fui de Berlin après l’entrée des Français, et revenait de Copenhague en 1807. Il retrouve un autre patriote, Jean de Müller, sur le point de quitter Berlin, et les amis renouvellent le serment « de vivre et de mourir pour la patrie. » Quand deux mois plus tard le philosophe apprend la défection de l’historien, gagné par l’éloquence et le charme personnel du