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jour. » La reine voyait mieux encore et les vraies causes et les vrais remèdes du mal. « Nous nous sommes endormis, disait-elle, sur les lauriers de Frédéric le Grand, qui, maître de son siècle, créa un temps nouveau ; nous n’avons pas continué de marcher, et le temps nous a dépassés. » Chacun dès lors sembla le comprendre. « Il n’y a rien à faire qu’à souffrir ce que l’on ne peut changer, et à sauver ce que l’on peut sauver encore, » disait Guillaume de Humboldt, et il s’y employa noblement lui-même. On sentait qu’il fallait reconstruire le navire qui venait de naufrager si pitoyablement, et tandis que Stein régénérait l’état, pendant que Scharnhorst créait la nouvelle armée, Humboldt organisa le haut enseignement. Ce sera l’éternel honneur des hommes d’état prussiens de 1808 d’avoir compris, sans sacrifier à l’utopie, la valeur des forces morales, et d’avoir dans la crise suprême fait appel à l’esprit plus encore qu’au bras de la nation. Il s’agissait de mettre fin à la domination étrangère : l’autonomie des villes et des provinces, l’obligation égale de tous les citoyens au service militaire, la création d’un puissant foyer intellectuel, furent les trois moyens par lesquels on comptait opérer la délivrance.

L’état organisé par Frédéric II et par son père s’était survécu à lui-même parce qu’il était resté stationnaire. Stein, en le rajeunissant, en abolissant certains privilèges, en assurant la propriété, en déblayant les voies encombrées, en intéressant les citoyens à la chose publique, ranima l’amour de cette chose publique, amour affaibli, sinon éteint sous une longue tutelle. Il ne fallut que peu de temps pour produire ce résultat, parce que des traditions communes, la conscience d’appartenir à un état important, le sentiment de solidarité surtout, s’étaient conservés jusque dans la décomposition morale et politique qui avait précédé l’effondrement de la monarchie. — Scharnhorst fit mieux encore en créant une armée démocratique et nationale destinée à devenir une véritable école de patriotisme, et qui le devînt. Ce n’est pas ici le lieu, quand même on aurait la compétence nécessaire pour le faire, de montrer les avantages qu’offrait le nouveau système au point de vue militaire, et pour la prompte augmentation de l’effectif sans surcharge pour l’état. Ce qui frappe, c’est l’effet moral de ces mesures, qui transformèrent la vieille armée prussienne et « d’une galère firent une école, » pour me servir de l’expression d’un contemporain. En imposant aux individus, trop enclins à ne songer qu’à eux-mêmes, Ce sacrifice pour la cause générale, on mit un frein à l’égoïsme de plus en plus envahissant qui s’était glissé dans les âmes, et avait conduit les uns à un matérialisme grossier, les autres à un épicurisme raffiné, tous à l’indifférence. Il fallait leur rappeler d’une façon palpable qu’il y a des intérêts généraux à côté des intérêts