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enfans dont les mères refusaient de se charger ; ils les emballaient, c’est le mot, dans une caisse matelassée qui se portait sur le dos à l’aide de bretelles ; les enfans y étaient placés debout, et leur tête dépassait de façon qu’ils pussent respirer et ne point étouffer dans ces boîtes, que, par une ironie effroyable, les paysans appelaient des « purgatoires ; » chaque boîte contenait trois enfans. Ainsi chargé, l’homme se mettait en marche, quelque temps qu’il fit, pluie ou grêle, neige ou soleil, s’arrêtant seulement pour prendre ses repas et donner de loin en loin un peu de fait aux pauvres créatures. Parfois, bien souvent, un enfant mourait en chemin ; on n’avait point le loisir de remplir des formalités minutieuses, on jetait le frêle cadavre dans un fossé, on le recouvrait d’un peu de terre, et l’on continuait sa route. Arrivé devant l’hôpital, l’homme glissait les enfans dans le tour, et se hâtait de retourner « au pays » chercher de nouvelles victimes, car cet emploi était « son gagne-pain. » Mercier a vu 200 enfans couchés sur deux rangs dans la même salle ; une nourrice suffisait à deux nourrissons. Ils étaient bien mal soignés, les pauvres petits, et ne luttaient pas longtemps contre la dure existence qu’on leur faisait. Dulaure, qui, si souvent inexact en matière de dates, est presque toujours bien renseigné quand il s’agit de chiffres, déclare qu’en 1797, sur 3,716 enfans reçus à l’hospice, 3,108 sont morts dans l’année. Si excessive qu’elle soit, cette mortalité n’a rien d’invraisemblable ; à la même époque, on constate que sur 108 enfans envoyés en nourrice en Normandie, il en est mort 101 ; enfin, de nos jours, l’enquête de 1860 n’a-t-elle pas prouvé que la mortalité des enfans assistés est de 87 pour 100 dans la Seine-Inférieure, et de 90 pour 100 dans la Loire-Inférieure[1] ?

En 1814, la Bourbe et la maison des Enfans-Trouvés furent séparées en deux services distincts, qui aujourd’hui encore n’ont plus rien de commun. La vieille maison de Port-Royal est devenue la Maternité, et la maison des oratoriens est restée l’hospice des Enfans-Trouvés, ou pour mieux dire des Enfans-Assistés, car c’est ainsi qu’on les désigne administrativement. Une loi du 27 frimaire an V, un arrêté directorial du 30 ventôse de la même année, un décret impérial du 19 janvier 1811, ont définitivement organisé le service des enfans recueillis par la charité publique. En fait, on ne doit les laisser séjourner à Paris, dans l’hospice de la rue d’Enfer, que le moins longtemps possible ; on les confie à des nourrices de province, à des cultivateurs. On développe chez eux le goût de la vie des champs, on cherche à les attacher à l’agriculture, qui, en France, manque trop souvent de bras. Pour la conscription, ils

  1. La Mortalité des nouveau-nés, par Léon Le Fort. Voyez la Revue du 15 mars 1870.