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Mme Mercadet et un couple d’amoureux, l’auteur a réuni dans son drame toutes les variétés des faiseurs d’affaires véreuses, des courtiers de valeurs apparentes, des vendeurs d’actions décréditées. Ici plus que jamais la maladie de l’argent est contagieuse ; tour à tour les personnages sont trompeurs ou trompés. Il n’y a pas de victimes, si ce n’est du hasard ou d’une supériorité dans la ruse. Mercadet est corrompu, cynique même ; ce bourgeois, ce père de famille a passé par l’école de Robert Macaire. « Voici l’honneur moderne, » dit-il à sa femme, en tirant de sa poche une des rares pièces de 5 francs qu’elle contient encore. « Qu’y a-t-il de déshonorant à devoir ? Est-il un seul état en Europe qui n’ait ses dettes ?… Et n’emprunte pas qui veut. Ne suis-je pas supérieur à mes créanciers ? J’ai leur argent, ils attendent le mien, je ne leur demande rien, et ils m’importunent ! Un homme qui ne doit rien, mais personne ne songe à lui !… » En effet, il est le débiteur de tout le monde et possède le secret de ne payer personne. L’homme d’affaires Goulard est éconduit par un mensonge ; il ne sort pas, il s’enfuit de chez Mercadet pour aller aux nouvelles sur des valeurs qu’on lui fait croire compromises. L’usurier Pierquin consent à un délai moyennant des actions qui n’ont plus de valeur. Le courtier Violette, en se plaignant avec éloquence, obtient à peu près de toucher les intérêts de sa créance ; celui-là est si pauvre, il est un habitué si fidèle du mont-de-piété, qu’il pourrait bien se faire qu’il fût honnête. Mercadet n’est pas tout à fait sans cœur, il a la générosité de lui avancer quelques écus sur cette dette, qui est toute la fortune du malheureux. L’ami de la maison, Verdelin n’accorde un ajournement pour ses avances que sur la menace que fait Mercadet de se faire sauter la cervelle. Inutile de dire que le propriétaire Brédif ne peut obtenir ni argent ni congé. Tel est Mercadet. Est-il victime ? est-il coupable ? Il se sauve de la faillite par un moyen digne de Scapin ; plagiaire de Regnard, il refait la scène la plus audacieuse du Légataire universel, il travestit un compère en son ami et associé Godeau, qui est aux Indes et ne songe pas à revenir. On peut rire des Scapins et des Frontins, parce que c’est dans un monde de convention qu’ils font leurs tours pendables ; dans le monde réel, les Mercadets vont au bagne. Et pourtant on est tenté par momens de s’intéresser à cet homme. On craint qu’il n’effectue son projet de se jeter à la Seine ; on ne sait si le rasoir qu’il prépare ne doit pas être pris au sérieux. Il n’est pas douteux que l’auteur affectionne son héros ; Mercadet, par momens, est fait à son image. Balzac n’est jamais tombé dans de pareilles misères ; mais, s’il en faut croire ceux qui ont parlé de sa vie intime, cette lutte infatigable contre les créanciers ressemble à une confidence. Il était réservé à l’auteur de cette comédie