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même aujourd’hui, je ne voudrais point dire qu’il a toujours eu raison de sentir autrement que la France, de se mettre au-dessus des frémissemens, des susceptibilités inquiètes du patriotisme.

Ce qui est certain, c’est que, mieux que bien d’autres et avant bien d’autres, il a vu le danger de cette confusion de militarisme et de libéralisme qui a si longtemps frappé d’inconséquence et d’équivoque la politique française, qui a conduit à une sorte d’apothéose nationale du grand vaincu de 1815, et dont le dernier mot était, à un moment donné du règne de juillet, ce retour triomphal des cendres impériales, identification souveraine d’un nom de césar et du pays lui-même, consécration de l’image napoléonienne dans la mémoire du peuple, présage des résurrections futures qu’on préparait moralement sans les vouloir, et sans les croire même possibles politiquement. Lamartine, c’est une justice à lui rendre, ne s’y est jamais trompé, lui qui prétendait avoir appris de l’empire ce que valait la liberté « par le sentiment de la compression publique qui pesait alors sur toutes les poitrines, » en vivant sous ce « régime de silence et de volonté unique. » Il a été du petit nombre de ceux qui sont restés toujours rebelles à la grande ombre et qui ne l’ont même jamais crue inoffensive. Poète, il s’est dérobé à cette fascination du génie sur l’imagination de ses contemporains, et dès 1821 il écrivait cette méditation sur Bonaparte qui, sans diminuer l’impérial exilé, était sans complaisance pour cette grandeur posthume. Homme public, député, il redoutait pour un pays impressionnable et toujours amoureux de la guerre cette contagion des souvenirs militaires, cette déification d’un nom, ces bills d’indemnité donnés au despotisme heureux, ces spectacles de la force relevés par la gloire ou par le malheur, ces ovations rétrospectives ajoutant chaque jour à la légende impériale, et lorsqu’en 1840 le gouvernement de juillet obtenait de l’Angleterre comme une sorte de victoire nationale la restitution des cendres de Napoléon, Lamartine, presque seul dans la chambre, au risque de froisser un fanatisme public, faisait entendre des paroles qui prennent aujourd’hui comme un accent prophétique. Il y a trente ans de cela.


« Je vais faire un aveu pénible, disait Lamartine, qu’il retombe tout entier sur moi, j’en accepte l’impopularité d’un jour. Quoique admirateur de ce grand homme, je n’ai pas un enthousiasme sans souvenir et sans prévoyance. Je ne me prosterne pas devant cette mémoire. Je ne suis pas de cette religion napoléonienne, de ce culte de la force que l’on veut depuis quelque temps substituer dans l’esprit de la nation à la religion sérieuse de la liberté. Je ne crois pas qu’il soit bon de déifier ainsi sans cesse la guerre, de surexciter les bouillonnemens déjà trop