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peut ainsi parler, une arme à deux tranchans qui peut devenir meurtrière pour les Allemands eux-mêmes. En prolongeant un investissement, pénible sans doute pour une ville telle que Paris, les Prussiens donnent d’un autre côté à la France entière le temps de rassembler toutes ses forces, d’envoyer vers nous des armées nouvelles. Si les Prussiens tentent d’aller, selon l’expression, attribuée à M. de Bismarck, étouffer dans l’œuf ces armées en formation, ils dégagent à demi Paris, et tout ce qu’il y a dans nos murs de forces actives peut se frayer un chemin et rouvrir nos communications en se jetant sur les lignes ennemies. Si les Prussiens restent obstinément autour de Paris, ils peuvent être bientôt attaqués, harcelés par les corps de toute sorte qui s’organisent à Tours ou dans les autres provinces centrales de la France.

C’est un drame plein de péripéties qui commence à peine, et qui aura, nous en avons l’espérance, un victorieux dénoûment. Quoi qu’il en soit, M. de Bismarck a évidemment compté parmi ses meilleures chances de réussite la lassitude, l’impatience d’une grande population énervée par l’isolement, et il a compté surtout sur les dissensions intérieures qui pourraient éclater. M. de Bismarck ne l’a même pas caché, il a dit à M. Jules Favre : « Votre gouvernement est plus que précaire, Si dans quelques jours Paris n’est pas pris, il sera renversé par la populace. » Ainsi nous voilà bien prévenus. Il faut que cette populace, si dédaigneusement et si injurieusement traitée par M. de Bismarck, se montre, comme M. Jules Favre s’en est porté garant, une population intelligente, dévouée, décidée à ne point entraver dans leur mission de défense les seuls pouvoirs restés debout. Sans doute, dans une ville comme Paris, il y a inévitablement des agitateurs toujours prêts à exciter les passions, à opposer un pouvoir à un pouvoir, une commune révolutionnaire à un gouvernement de défense nationale, à demander des élections quand il s’agit de combattre. Au fond, la masse du peuple parisien reste et restera inaccessible à ces suggestions, parce qu’elle sent bien que pour le moment il n’y a qu’une loi, un intérêt : l’union de toutes les forces contre le Prussien, et que tout ce qui n’est pas cela fait les affaires de l’ennemi.

La France unie de cœur et de patriotisme soutiendra cette guerre qui lui est imposée par une ambition implacable, et qu’il n’a pas dépendu d’elle de faire cesser. Il reste à savoir si l’Europe, qui depuis deux mois a élevé l’inertie et l’indécision à la hauteur d’une politique, demeurera jusqu’au bout indifférente à une lutte où se débattent après tout ses intérêts aussi bien que les intérêts de la France. Il s’agit de savoir si on laissera s’introduire d’une façon en quelque sorte authentique et officielle dans les relations des peuples ces habitudes de la force et de la conquête si hautainement affichées par le premier ministre du roi Guillaume de Prusse. Que l’Europe au commencement de la guerre ait été