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s’abstenir. Une lettre très digne du procureur-général de Nancy, adressée au comte de Bonin, gouverneur de la Lorraine, définit noblement les devoirs de la magistrature française pendant les jours lamentables de l’occupation étrangère. La population entière partage ces sentimens patriotiques. On subit les Prussiens, on ne les accepte pas. La tristesse générale de la ville est une protestation muette et permanente contre leur présence. Un jour même où l’on avait annoncé faussement aux troupes prussiennes la prise de Metz, et où elles en témoignaient leur joie, une rixe faillit s’élever entre les soldats et les habitans, qui ne pouvaient supporter des manifestations si douloureuses pour leur patriotisme. C’est depuis ce jour que les rassemblemens de plus de trois personnes sont défendus à Nancy. Cette précaution indique assez que les Allemands ne se dissimulent pas les sentimens qu’ils inspirent en Lorraine. On souffre d’autant plus de les y voir que leur occupation prend tous les jours davantage le caractère d’une installation régulière. Ils traitent Nancy non pas comme une ville provisoirement occupée, mais comme une terre conquise qui leur appartient, où ils établissent leur police, leur discipline et surtout, hélas ! leurs impôts : impôts redoutables, permanens, qui, malgré les efforts du conseil municipal, frappent sans relâche et sans pitié une population déjà épuisée. Deux cent mille soldats au moins et plusieurs milliers de chevaux ont été nourris dans l’espace d’un mois et logés chez l’habitant ou à ses frais. Aujourd’hui encore, après ces passages successifs, on voit arriver des régimens de landwehr, peut-être même de landsturm, composés d’hommes à cheveux blancs, qui marchent le dos courbé et les jambes arquées par le travail de la terre. Lorsqu’on croit que le flot a cessé de couler, il continue le lendemain plus abondant que jamais. C’est l’Allemagne tout entière qui nous envahit, qui vient vivre à nos dépens. Pour ces hommes qui passent, l’autorité prussienne réclame sans cesse la nourriture et le logement. Quelle charge pour les ménages modestes, pour les grandes fortunes même, dont les ressources diminuent sans pouvoir se renouveler ! Quelle souffrance morale d’ailleurs de supporter l’étranger chez soi, à la table de famille, de subir son insolence ou, ce qui n’est pas moins cruel, sa pitié !

Mais ce n’est encore là qu’une partie des charges que l’invasion fait peser sur Nancy. Tout ce qui pouvait servir aux armées allemandes, toutes les voitures, toutes les armes, tous les chevaux, ont été confisqués dès les premiers jours. En même temps, avec une régularité méthodique qui fait plus d’honneur à son intelligence qu’à son humanité, l’administration prussienne, sans tolérer aucun désordre, sans permettre aux soldats aucune violence, lève toutes les contributions de guerre dont elle a besoin pour les dépenses de