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tiraient du mérite de leur cuisine ; mais ces sarcasmes ne sont pas de la haine. Le théâtre de Dancourt, de Regnard, de Baron, est aristocratique dans ses railleries sur les hommes d’argent : il ne voit en eux que l’absence ; des nobles manières et du bel usage. La noblesse ne souffrait pas des exactions de ces publicains. Une comédie plus populaire ne se serait pas contentée de ces plaisanteries à fleur de peau ; mais où était la comédie populaire ? Le théâtre italien, qui devait être fermé par ordre du lieutenant de police peu d’années après, faisait des efforts pour nous en donner une. Aurait-il ouvert le feu contre les financiers ? En 1689, il risqua une légère ébauche des tripotages d’argent qui commençaient à devenir une industrie. Dans la pièce du Banqueroutier, qui fait partie du recueil de Gherardi, tira personnage du nom de Persillet, au moment de suspendre ses paiemens, se fait prêter un million par de pauvres dupes qui viennent le supplier de vouloir bien prendre leur argent. Cette somme lui est nécessaire pour placer ses enfans dans de bonnes familles, pour acquérir une maison place Royale, et pour acheter la seigneurie de Heurtebèse. Ce Persillet, devancier de Mercadet et de Robert-Macaire, aïeul bien digne de sa progéniture, n’est pas encore un traitant, mais il est fort près de le devenir. Il se propose d’affermer l’eau de l’Ourcq, qui deviendra pour lui le Pactole. C’est la même année que La Bruyère ajoutait à son chapitre des « biens de fortune » le caractère de cet Ergaste qui mettra un impôt sur l’eau. Ces hardiesses imprévues se cachaient à l’abri des lazzis d’Arlequin. Le peuple seul prenait goût à des peintures qui le vengeaient de ses sangsues, et il fallut un concours très heureux de circonstances pour faire accepter sur la noble scène de la Comédie-Française une satire sérieuse des financiers.

Lesage avait contre cette classe d’hommes la haine du bourgeois qui a gardé les sentimens et même les préjugés du peuple. Il était Breton, et il n’y a pas de province où la bourgeoisie ait conservé plus fidèlement les idées et les passions héréditaires. Indépendance de caractère, fierté du roturier, dédain des parchemins, surtout des titres de noblesse achetés, profond mépris pour la richesse promptement acquise, tout cela compose ce qu’on peut appeler le fond du citadin des villes bretonnes. La trace de ces sentimens est facile à saisir dans Gil-Blas, et à mesure que le héros se corrige et s’épure, il devient de plus en plus bourgeois. À ces qualités héréditaires, il paraît bien que Lesage-ajoutait une aversion particulière pour les traitans, qu’il a vus et pratiqués aussi bien que La Bruyère, et les preuves en sont répandues dans son théâtre. Quand il ne serait pas l’auteur de Turcaret, Crispin rival de son maitre et les pièces qu’il a données au théâtre de la Foire ne laisseraient guère de doute sur