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les manières, ils étaient devenus de grands aristocrates. Ce rôle disparut de la scène, ou cessa d’avoir la moindre réalité. C’est à peine si les petits théâtres, grâce à un poète indépendant, firent mine de continuer la tradition des satires populaires contre la maltôte. Ce fut l’affaire de quelques années ; tout rentra dans le silence. Le siècle de la finance et du luxe avait commencé. les noms de partisans et de traitans furent oubliés : désormais on n’en connut pas d’autres que celui de fermiers-généraux.

Quand on cherche dans la littérature des autres pays un personnage qui ressemble aux financiers de notre comédie, on ne trouve que des usuriers. Partout le rire s’est donné carrière aux dépens des prêteurs d’argent à gros intérêts, de leurs ruses, de leur bassesse, comme aussi des bons tours dont ils sont victimes ; partout M. Dimanche sous d’autres noms est en possession d’égayer le théâtre. Chez nous seulement, on rit des princes de la finance, dont nous sommes tous plus ou moins les tributaires, sinon les débiteurs. Dans la vie réelle, ils inspirent tour à tour une admiration stupide qui tient de l’ébahissement d’un vulgaire grossier devant les piles d’écus, une crainte mêlée de je ne sais quel respect, une haine secrète qui n’attend que l’occasion pour éclater. Au théâtre, ils nous amusent ; leur mine, leur vêtement, leurs manières, leur langage, composent une caricature à part, et que nous reconnaissons sur-le-champ. Il semble reçu dans la comédie que l’or dépose sur ces hommes qui le manient sans cesse, et sans cesse y sont comme plongés, une rouille, odieuse qui les rend laids et difformes. D’où vient ce contraste ? d’où vient surtout qu’il n’apparaisse que chez nous ?

Le rire est pour les Français, particulièrement pour les Parisiens, une forme de la vengeance, une revanche légère qui leur fait oublier d’en vouloir une plus sérieuse. Sans doute les railleries du théâtre sont bien innocentes. Rentré chez lui, l’argent dit comme l’avare du poète latin : « Le peuple me siffle, mais moi, je m’applaudis, lorsque je contemple l’intérieur de mon coffre. » Le ridicule ne tue pas les gens autant que veut bien le dire le proverbe, surtout il ne tue pas la finance : les rieurs sont généralement du côté de l’homme riche, fut-il un sot. Cependant l’emploi de ce moyen console ceux qui ne peuvent exercer d’autres représailles ; n’ayant pas d’autre arme, on se persuade que celle-ci a blessé l’ennemi. Tel est le sentiment qui a fait la fortune du rôle de financier : le parterre était bien aise de voir représenter avec une physionomie basse, des habits sans élégance, une perruque lourde et disgracieuse, avec des manières et une conversation sentant son laquais, ses partisans, traitans et directeurs » tous les hommes qui, en percevant parmi des citoyens trop dociles des impôts doublés par leur