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chef-d’œuvre et donner la mesure de sa puissance et de sa fécondité !

Le Flying-Cloud poursuivait sa course en se rapprochant de plus en plus des récifs qui, à moins d’un demi-mille, entourent le rivage d’Opoulou d’une ceinture infranchissable, et dont quelques coupées profondes, portes étroites de ces larges bassins intérieurs, sont les véritables ports de l’Océanie. Soudain, au milieu des palmiers et des cocotiers qui, sur une pointe basse à peine visible, semblent plonger leurs racines dans les flots de la mer, apparaissent les hautes mâtures et les coques puissantes de nombreux navires européens. C’est le havre d’Apia et la première station de notre traversée. Une baleinière vigoureusement enlevée par six rameurs indigènes se détache de la côte et se dirige vers nous ; c’est le pilote, un compatriote, une vieille connaissance du capitaine Morton. Bientôt la passe extérieure est franchie, l’ancre mord le fond, et le Flying-Cloud, tel qu’un goéland qui a replié ses ailes, se repose comme endormi sur les flots limpides et calmes de la rade.

Le paysage qui à ce moment se déroulait à nos yeux avait une beauté calme et recueillie, rendue plus sensible par le contraste du bruit et de l’animation d’une ville commerçante. Les rivages de la baie, sur lesquels les flots déjà brisés par les récifs extérieure venaient mollement expirer, se déroulent en un grand demi-cercle de plus de 3 milles d’étendue, bordé de maisons européennes que dominent de loin en loin les mâts de pavillon des consuls et les clochers des églises chrétiennes. À gauche, une rivière, dont les eaux jaunes, gonflées par l’orage, semblaient se tracer un sillon dans la rade, sort d’une vallée resserrée entre deux collines ombragées de grands arbres. Le cours capricieux de cette rivière aux nombreux méandres limite à l’est la ville d’Apia proprement dite et la sépare du village indien de Matagofié, nouvellement construit. Le temple protestant, le consulat anglais, quelques maisons européennes, aux tuiles rouges, à la façade blanchie à la chaux, et à demi cachées dans des massifs de verdure, occupent l’étroit espace que ces collines laissent entre leurs dernières pentes et le rivage lui-même ; mais à la hauteur de l’église catholique la plaine s’élargit et s’étend jusqu’à une chaîne de montagnes dont les teintes bleues attestent l’éloignement. À droite de cette église, les maisons européennes, plus pressées, se continuent jusqu’à la pointe entrevue sur laquelle ont été établis des wharfs hardiment jetés sur les flots, et qui semblent faire de cette partie de la rade le port même d’Apia.

Ainsi l’Europe avec ses idées religieuses, ses intérêts politiques, son activité commerciale, nous apparaissait tout d’abord ; mais aussitôt après des groupes d’Indiens demi-nus, rangés en cercle sous les cocotiers de la plage comme s’ils discutaient en conseil, de nombreuses pirogues aux proues élancées, montées par des guerriers