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et malheureusement chaque jour ils s’affermissent dans cette conviction. C’est ce qu’a indiqué, discrètement d’ailleurs, M. de Monny de Mornay, commissaire-général de l’enquête agricole[1]. « L’enquête a confirmé, dit-il, un fait observé déjà depuis plusieurs années : c’est que les rapports des ouvriers de la culture avec ceux qui les emploient sont moins bons qu’ils ne l’étaient par le passé, et ont une tendance à devenir plus difficiles de jour en jour. » Quant au tout petit cultivateur, propriétaire ou locataire de menues parcelles qu’il a chèrement acquis le droit d’ensemencer, ses passions sont peut-être moins vives que celles de l’ouvrier rural ou du métayer, mais il fait cause commune avec eux, et s’enrôlerait à l’occasion dans une croisade contre les favorisés de ce monde.

Ces dispositions, qui sont nées d’abord de la souffrance, peuvent mener vite à une certaine dépravation morale. D’autres causes encore produisent les mauvais sentimens. C’est trop souvent la morgue inexcusable d’un certain nombre de patrons, soit fermiers, soit propriétaires, qui, dans les rapports sociaux avec les ouvriers des champs, oublient qu’ils s’adressent, je ne dirai pas à des citoyens, mais à des hommes. Qu’ils sachent donc qu’en pareil cas une offense n’est jamais légère ; l’injure, venue d’eux, est vivement ressentie et ne s’oublie point. Une autre chose, à laquelle on ne prend pas garde, c’est la convoitise qu’on excite lorsqu’on déploie sans nécessité, pour le seul plaisir, un luxe qui blessera toujours les yeux des pauvres. Aux épicuriens de ce siècle-ci nous ne conseillerons pas la lecture de Sénèque ; disons seulement que le spectacle de la vie de château, telle qu’on la mène aujourd’hui, n’est pas fait pour inspirer aux bûcherons et aux laboureurs l’amour de leur sort et le culte des vertus champêtres. Les villages que visite notre insouciante prodigalité, s’ils y gagnent un peu d’or, n’en conservent pas un souvenir qui leur profite. La générosité même est dangereuse, quand elle s’exerce hors de saison. Rappelez-vous ce que dit, dans Georges Dandin ce paysan de Molière qui a reçu le prix de je ne sais quel galant message : « Il m’a donné trois pièces d’or… Voyez s’il y a là une grande fatigue pour me payer si bien, et ce qu’est au prix de cela une journée de travail où je ne gagne que dix sols ! » Enfin nos luttes électorales, les dernières surtout, ont donné sans doute à la population dont on quêtait les suffrages une triste idée de ceux qui se prétendent les plus capables et les plus dignes. Que de flatteries ! que de bassesses ! que de supercheries et d’intrigues ! et quels marchandages autour des urnes ! De semblables pratiques ne sont-elles pas, pour les habitans des campagnes, une école de corruption ? On ne peut en douter.

Nous voici donc en présence d’une population qui, dans ce siècle de

  1. Enquête agricole, première série, t. Ier, p. 166.