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devient le conscrit de vingt ans qui sait à peine signer son nom ; c’est du moins ce qui n’a été que trop constaté, pendant la durée de l’empire.

Voulez-vous pénétrer maintenant dans la chaumière même et savoir comment une vie de paysan s’écoule ? Nous ne redirons pas le pain péniblement gagné, nous ne recommencerons pas le tableau des travaux rustiques que ramène tour à tour le cours uniforme des saisons. Chaque année, trois ou quatre jours de fête rompent la monotonie des autres jours. Ailleurs la conversation, le travail en commun, rendent le cœur plus dispos et raniment la gaîté. Le paysan vit dans l’isolement, que presque toujours la nature de sa tâche lui impose, et qui est devenu pour lui une habitude, presque un goût. Silencieux et seul, il fait sa journée. S’il a quelque compagnon près de lui, rarement il éprouve le besoin de l’associer à ses pensées. L’heure du repas est venue, il prend encore le repas en silence. Le soir, de retour au logis, il s’assied, harassé, au coin de l’âtre. Est-il muet, ou veut-il s’éviter, comme un surcroît de fatigue inutile, la peine de traduire ses réflexions ? A quoi songe-t-il durant ces longues heures ? quels sujets peuvent l’occuper ? Dans une condition semblable, il n’en est qu’un seul : la comparaison du sort qu’on subit avec le sort du riche heureux. Ainsi se passe l’âge mûr. La vieillesse, affligée et mal secourue, lui succède ; de porte en porte, elle promène ses lamentations amères, et répète à ceux qui travaillent : « Voilà comme vous serez un jour ! »

On peut concevoir après cela qu’il s’engendre des haines, indistinctes, mais réfléchies. Dans les provinces où la propriété confie ses terres au fermage, c’est le fermier que l’on déteste, et, par une bizarrerie assez commune de l’esprit d’opposition, l’inimitié qu’on nourrit contre lui vaut parfois au propriétaire des sympathies inattendues. Nous en avons vu de curieux exemples. Dans un département proche de Paris, deux candidats s’étaient portés, il y a peu de temps, aux élections du conseil général : l’un, fermier, homme intelligent, d’opinions libérales et même démocratiques ; le second, grand propriétaire, à peu près nul, marquis de vieille souche et fort entiché de son marquisat. Le préfet restait neutre. Qui pensez-vous que l’on élut ? Le fermier ? Non ; les ouvriers ruraux donnèrent au marquis l’unanimité de leurs voix. Au contraire, dans les régions où l’on vit sous le régime du métayage, c’est contre le propriétaire que les rancunes s’amassent ; le docteur Jules Guyot l’a constaté dans plusieurs chapitres de son ouvrage sur la viticulture, qui révèle pour tous les pays vignobles de la France un état moral gros d’orages[1]. En somme, les paysans s’appliqueraient volontiers ce vers de La Fontaine :

Notre ennemi, c’est notre maître,
  1. Étude des vignobles de France, 3 vol. in-8o ; imprimerie impériale.