Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 89.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si l’on veut, l’un et l’autre. Son annexion à la France n’avait rien qui pût mécontenter l’Allemand le plus correct dans son patriotisme. La roideur systématique de la Prusse prouva qu’elle n’entendait garder aucun souvenir reconnaissant des tractations qui avaient précédé Sadowa, et que la France, malgré l’appui réel qu’elle lui avait prêté, était toujours pour elle l’éternelle ennemie. Du côté de la France, on avait amené ce résultat par une série de fautes ; on avait été si malavisé qu’on n’avait même pas le droit de se plaindre. On avait voulu jouer au fin, on avait trouvé plus fin que soi. On avait fait comme celui qui, ayant dans son jeu des cartes excellentes, n’a pas pu se décider à les jeter sur table, les réservant toujours pour des coups qui ne viennent jamais.

Est-ce à dire, comme le pensent beaucoup de personnes, que depuis 1866 la guerre entre la France et la Prusse fût inévitable ? Non certes. Quand on peut attendre, peu de choses sont inévitables ; or on pouvait gagner du temps. La mort du roi de Prusse, ce qu’on sait du caractère sage et modéré du prince et de la princesse de Prusse, pouvaient déplacer bien des choses. Le parti militaire féodal prussien, qui est l’une des grandes causes de danger pour la paix de l’Europe, semble destiné à céder avec le temps beaucoup de son ascendant à la bourgeoisie berlinoise, à l’esprit allemand, si large, si libre, et qui deviendra profondément libéral dès qu’il sera délivré de l’étreinte du casernement prussien. Je sais que les symptômes de ceci ne se montrent guère encore, que l’Allemagne, toujours un peu timide dans l’action, a été conquise par la Prusse, sans qu’aucun indice ait montré la Prusse disposée à se perdre dans l’Allemagne ; mais le temps n’est pas venu pour une telle évolution. Acceptée comme moyen de lutte contre la France, l’hégémonie prussienne ne faiblira que quand une pareille lutte n’aura plus raison d’être. La force avec laquelle est lancé le mouvement allemand donnera lieu à des développemens très rapides. Il n’y a plus aucune analogie en histoire, si l’Allemagne conquise ne conquiert la Prusse à son tour et ne l’absorbe. Il est inadmissible que la race allemande, si peu révolutionnaire qu’elle soit, ne triomphe pas du noyau prussien, quelque résistant qu’il puisse être. Le principe prussien, d’après lequel la base d’une nation est une armée, et la base de l’armée une petite noblesse, ne saurait être appliqué à l’Allemagne. L’Allemagne, Berlin même, a une bourgeoisie. La base de la vraie nation allemande sera, comme celle de toutes les nations modernes, une bourgeoisie riche. Le principe prussien a fait quelque chose de très fort, mais qui ne saurait durer au-delà du jour où la Prusse aura terminé son œuvre germanique. Sparte eût cessé d’être Sparte, si elle eût fait l’imité de la Grèce. La