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ce que l’histoire a fait et au vœu des provinces, pour éviter d’impossibles analyses, d’inextricables difficultés.

Si la pensée de l’unité allemande était légitime, il était légitime aussi que cette unité se fît par la Prusse. Les tentatives parlementaires de Francfort ayant échoué, il ne restait que l’hégémonie de l’Autriche ou de la Prusse. L’Autriche renferme trop de Slaves, elle est trop antipathique à l’Allemagne protestante, elle a trop manqué durant des siècles à ses devoirs de puissance dirigeante en Allemagne, pour qu’elle pût être de nouveau appelée à jouer un rôle de ce genre. Si jamais au contraire il y eut une vocation historique bien marquée, ce fut celle de la Prusse depuis Frédéric le Grand. Il ne pouvait échapper à un esprit sagace que la Prusse était le centre d’un tourbillon ethnique nouveau, qu’elle jouait pour la nationalité allemande du nord le rôle du cœur dans l’embryon, sauf à être plus tard absorbée par l’Allemagne qu’elle aurait faite, comme nous voyons le Piémont absorbé par l’Italie. Un homme se trouva pour s’emparer de toutes ces tendances latentes, pour les représenter et leur donner avec une énergie sans égale une puissante réalisation.

M. de Bismarck voulut deux choses que le philosophe le plus sévère pourrait déclarer légitimes, si dans l’application le peu scrupuleux homme d’état n’avait montré que pour lui la force est synonyme de légitimité : d’abord chasser de la confédération germanique l’Autriche, corps plus qu’à demi étranger qui l’empêchait d’exister ; en second lieu grouper autour de la Prusse les membres de la patrie allemande que les hasards de l’histoire avaient dispersés. M. de Bismarck vit-il au-delà ? Son point de vue nécessairement borné d’homme pratique lui permit-il de soupçonner qu’un jour la Prusse serait absorbée par l’Allemagne et disparaîtrait en quelque sorte dans sa victoire, comme Rome finit d’exister en tant que ville le jour où elle eut achevé son œuvre d’unification ? Je l’ignore, car M. de Bismarck ne s’est pas jusqu’ici offert à l’analyse ; il ne s’y offrira peut-être jamais. Une des questions qu’un esprit curieux se pose le plus souvent, en réfléchissant sur l’histoire contemporaine, est de savoir si M. de Bismarck est philosophe, s’il voit la vanité de ce qu’il fait, tout en y travaillant avec ardeur, ou bien si c’est un croyant en politique, s’il est dupe de son œuvre, comme tous les esprits absolus, et n’en voit pas la caducité. J’incline vers la première hypothèse, car il me parait difficile qu’un esprit si complet ne soit pas critique, et ne mesure pas dans son action la plus ardente les limites et le côté faible de ses desseins. Quoiqu’il en soit, s’il voit dans l’avenir les impossibilités du parti qui consisterait à faire de l’Allemagne une Prusse agrandie, il se garde de le dire, car le fanatisme étroit du parti des hobereaux prussiens ne