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à l’Allemagne le droit de faire chez elle ce que nous avons fait chez nous, ce que nous avons aidé l’Italie à faire ? N’est-il pas évident qu’une race dure, chaste, forte et grave comme la race germanique, une race placée au premier rang par les dons et le travail de l’esprit, une race peu portée vers le plaisir, tout entière livrée à ses rêves et aux jouissances de son imagination, voudrait jouer dans l’ordre des faits politiques un rôle proportionné à son importance intellectuelle ? Le titre d’une nationalité, ce sont des hommes de génie, « gloires nationales, » qui donnent aux sentimens de tel ou tel peuple une forme originale, et fournissent la grande matière de l’esprit national, quelque chose à aimer, à admirer, à vanter en commun. Dante, Pétrarque, les grands artistes de la renaissance ont été les vrais fondateurs de l’unité italienne. Goethe, Schiller, Kant, Herder, ont créé la patrie allemande. Vouloir s’opposer à une éclosion annoncée par tant de signes eût été aussi absurde que de vouloir s’opposer à la marée montante. Vouloir lui donner des conseils, lui tracer la manière dont nous eussions désiré qu’elle s’accomplît, était puéril. Ce mouvement s’accomplissait par défiance de nous ; lui indiquer une règle, c’était fournir à une conscience nationale, soupçonneuse et susceptible, un critérium sûr, et l’inviter clairement à faire le contre-pied de ce que nous lui demandions. Certes je suis le premier à reconnaître qu’à ce besoin d’unité de la nation allemande il se mêla d’étranges excès. Le patriote allemand, comme le patriote italien, ne se détache pas facilement du vieux rôle universel de sa patrie. Certains Italiens rêvent encore le primato ; un très grand nombre d’Allemands rattachent leurs aspirations aux souvenirs du saint-empire, exerçant sur tout le monde européen une sorte de suzeraineté. Or la première condition d’un esprit national est de renoncer à toute prétention de rôle universel, le rôle universel étant destructeur de la nationalité. Plus d’une fois le patriotisme allemand s’est montré de la sorte injuste et partial. Ce théoricien de l’unité allemande qui soutient que l’Allemagne doit reprendre partout les débris de son vieil empire refuse d’écouter aucune raison quand on lui parle d’abandonner un pays aussi purement slave que le grand-duché de Posen[1]. Le vrai, c’est que le principe des nationalités doit être entendu d’une façon large, sans subtilités. L’histoire a tracé les frontières des nations d’une manière qui n’est pas toujours la plus naturelle ; chaque nation a du trop, du trop peu ; il faut se tenir à

  1. La possession de Posen par la Prusse ne saurait en aucune manière être assimilée à la possession de l’Alsace par la France. L’Alsace est francisée et ne proteste plus contre son annexion, tandis que Posen n’est pas germanisé et proteste. Le parallèle de l’Alsace est la Silésie, province slave de race et de langue, mais suffisamment germanisée, et dont personne ne conteste plus la légitime propriété à la Prusse.