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l’Angleterre, gardienne de l’équilibre, est toujours le centre de formation.

Une nation ne prend d’ordinaire la pleine notion d’elle-même que sous la pression de l’étranger. La France existait avant Jeanne d’Arc et Charles VII ; cependant c’est sous le poids de la domination anglaise que le mot de France prend un accent particulier. Un moi, pour prendre le langage de la philosophie, se crée toujours en opposition avec un autre moi. La France fit de la sorte l’Allemagne comme nation. La plaie avait été trop visible. Une nation dans la pleine floraison de son génie et au plus haut point de sa force morale avait été livrée sans défense à un adversaire moins intelligent et moins moral par les misérables divisions de ses petits princes, et faute d’un drapeau central. L’Autriche, ensemble à peine allemand, introduisant dans le corps germanique une foule d’élémens non germaniques, trahissait sans cesse la cause allemande et en sacrifiait les intérêts à ses combinaisons dynastiques. Un point de renaissance parut alors, ce fut la Prusse de Frédéric. Formation récente dans le corps germanique, la Prusse en recelait toute la force effective. Par le fond de sa population, elle était plus slave que germanique ; mais ce n’était point là un inconvénient, tout au contraire. Ce sont presque toujours ainsi des pays mixtes et limitrophes qui font l’unité politique d’une race : qu’on se rappelle le rôle de la Macédoine en Grèce, du Piémont en Italie. La réaction de la Prusse contre l’oppression de l’empire français fut très belle. On sait comment le génie de Stein tira de l’abaissement même la condition de la force, et comment l’organisation de l’armée prussienne, point de départ de l’Allemagne nouvelle, fut la conséquence directe de la bataille d’Iéna. Avec sa présomption habituelle et son inintelligence de la race germanique, Napoléon ne vit rien de tout cela. La bataille de Leipzig fut le signal d’une résurrection. De ce jour-là, il fut clair qu’une puissance nouvelle de premier ordre faisait son entrée dans le monde. Au fond, la révolution et l’empire n’avaient rien compris à l’Allemagne, comme l’Allemagne n’avait rien compris à la France. Les grands esprits germaniques avaient pu saluer avec enthousiasme l’œuvre de la révolution, parce que les principes de ce mouvement à l’origine étaient les leurs, ou plutôt ceux du XVIIIe siècle tout entier ; mais cette basse démocratie terroriste, se transformant en despotisme militaire et en instrument d’asservissement pour tous les peuples, les remplit d’horreur. Par réaction, l’Allemagne éclairée se montra en quelque sorte affamée d’ancien régime. La révolution française trouvait l’obstacle qui devait l’arrêter dans la féodalité organisée de la Prusse, de là Poméranie, du Holstein, c’est-à-dire dans ce fonds de populations antidémocratiques au premier chef des bords de la Baltique, populations fidèles à la