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complètement notre territoire pour diriger toutes nos forces et employer toutes nos ressources sur cet étroit espace où nous sommes vulnérables.

Il s’en faut de beaucoup que la Prusse ait une position aussi heureuse. Les côtes de cet état sont peu étendues relativement à ses frontières ; presque sur aucun point il n’a des limites naturelles, formées par des montagnes ou des fleuves, enfin il est entouré de trois puissances de premier ordre : la France, l’Autriche, la Russie, qui toutes peuvent devenir des ennemies à un moment donné, et qui, même en étant neutres, ne lui laissent pas la pleine disposition de ses forces. Dans une guerre contre la France, la Prusse et ses alliés ne peuvent complètement dégarnir leurs frontières du sud ; il faut maintenir des garnisons dans les places et des corps d’observation en Silésie, en Saxe, en Bavière. En effet, le moindre revirement dans la politique pourrait jeter des armées autrichiennes sur ces provinces ; tout gouvernement prévoyant doit être prêt aux éventualités les plus diverses. La Russie elle-même n’est pas pour la Prusse une alliée sûre : tôt ou tard elle sera amenée à regarder cette voisine comme une rivale. Il y avait harmonie d’intérêt entre Saint-Pétersbourg et Berlin quand le petit royaume de l’Allemagne du nord n’avait que 15 millions d’habitans, qu’il n’élevait aucune prétention à se créer une marine, et qu’il jouait d’ailleurs le rôle de satellite de l’empire des tsars ; mais les temps sont changés. L’état médiocre du commencement du siècle est devenu une puissance de premier rang, il commande à 37 millions d’hommes admirablement disciplinés, il ne déguise plus les desseins les plus ambitieux et les plus outrecuidans, il n’a pas désappris son ancienne duplicité, il y a joint une arrogance inouïe, il veut avoir des forces maritimes et dominer non-seulement la Mer du Nord, mais la Baltique. Ce serait miracle, si, dans ces conditions toutes nouvelles, l’accord pouvait se maintenir longtemps entre Berlin et Saint-Pétersbourg. La Baltique est trop étroite pour avoir deux maîtres qui ne se jalousent point. La Russie d’ailleurs a plusieurs millions de sujets allemands qui ne cachent pas leurs vives sympathies pour la Prusse ; il y a là bien des semences de guerre. Il ne faut pas oublier non plus les petits états Scandinaves, que la grandeur et l’ambition prussiennes alarment, et qui opposent à la cupidité allemande un inébranlable patriotisme. Ainsi, tandis que la France est entourée de tous côtés, sauf sur une étroite partie de sa frontière de l’est, de voisins neutres ou sympathiques, la Prusse est pressée par de grandes puissances jalouses et de petites nationalités inquiètes. Elle ne peut donc avoir la pleine disposition de ses forces et de ses ressources. Elle est toujours obligée d’être armée, dans une certaine mesure, sur toutes ses frontières à la fois.