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ne va plus guère, surtout depuis que l’éléphant, pourchassé sur les bords des deux Nils, recule trop loin dans l’intérieur. Par la culture du coton, diront quelques optimistes ; mais cette culture restera encore des années à l’état de projet. D’ailleurs les moyens de transport n’existent, à vrai dire, nulle part, et le chemin de fer du Nil à la Mer-Rouge est un rêve qui n’est pas près de se réaliser. Que reste-t-il donc ? Est-ce l’importation du bétail du Soudan en Égypte ? L’opération sera peut-être tentée, d’autant mieux qu’il y a un précédent, celui de Méhémet-Ali, qui, après la conquête du Sennaar, fit diriger sur l’Égypte d’innombrables troupeaux enlevés dans le pays. Il est vrai que la plus grande partie de ce bétail périt dans la traversée du désert nubien, il est vrai encore que cette inique spoliation ferait mourir de faim des tribus entières, comme cela est arrivé depuis vingt ans sur divers points du Bahr-el-Abiad. Il ne reste par conséquent comme source de bénéfices immédiats que la chasse aux noirs, et les prétextes ne manqueront pas à ce crime de lèse-humanité. Les nègres seront assez aveugles pour résister sur quelques points aux envahisseurs, et trop mal armés pour le faire avec succès : leur résistance ne servira qu’à fournir un prétexte à des razzias impitoyables, sur lesquelles le gouvernement égyptien est assez habile pour donner le change à l’Europe, mais qui continueront sur une échelle bien agrandie le mal qu’il s’agit de guérir. M. Baker, honnête et incorruptible, mais seul et entouré d’agens corrompus, n’y pourra rien, et ne réussira qu’à se faire écarter. Voilà ce que nous réserve l’avenir.

Nous ne prétendons pas cependant faire du gouvernement égyptien le bouc émissaire de la traite orientale ; il subit le mal plus encore peut-être qu’il ne le crée. L’Égypte, il faut lui rendre cette justice, est entrée plus franchement que les autres états de même origine dans le progrès européen. Son malheur, c’est qu’elle est arabe et musulmane, et que l’esclavage est un élément nécessaire de tout le monde arabe et musulman. Depuis que la statistique pénètre un peu dans les ténèbres de l’Orient, elle nous révèle chez tous les peuples de l’islam une dépopulation dont on peut apprécier différemment les causes. C’est par la traite et la chasse aux hommes que ces états essaient de remplir les vides toujours croissans de leur population. Là où la traite a été fortement enrayée par l’action de l’Europe, comme en Turquie, on peut calculer avec une précision algébrique le temps où le dernier musulman aura disparu du pays. La population de l’Égypte n’augmente pas malgré l’énorme afflux d’esclaves qu’y versent les trois grandes voies du Darfour par Siout, du Soudan oriental par le Nil, de Zanzibar par Suez. Cet afflux ne s’est pas ralenti dans les derniers temps, et nous ne voyons guère