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vit condamné à faire des prodiges non pour combattre ses adversaires, mais pour entraîner ses amis ; conservateurs et adullamites se résignèrent, avec quel dépit, on le devine, à la gloire cruelle de voter le bill le plus large qu’on eût encore proposé après le plan radical ébauché par M. Bright en 1858. On peut dire que M. Gladstone avait en se retirant légué cette nécessité comme une vengeance à ses successeurs. Il exerça d’ailleurs dans la discussion du bill de M. Disraeli une influence décisive, surtout par son discours du 25 mars 1867, en obligeant les auteurs du bill à être libéraux en dépit d’eux-mêmes et à le débarrasser de certaines clauses ingénieusement imaginées pour en rendre l’effet à peu près illusoire. Quoique M. Gladstone n’ait pas fait tout ce qu’il aurait voulu, sa part est assez belle pour que son nom figure, à côté de celui de M. Bright, au premier rang dans l’histoire de la réforme.

Après avoir obtenu l’année dernière la suppression de l’église établie d’Irlande, M. Gladstone vient de faire passer à la chambre des communes, sans modification grave ou du moins essentielle, un bill destiné à transformer le régime de la propriété dans ce malheureux pays. C’est une double gloire qu’il ne partage du moins avec personne. Ici, comme dans la question de la réforme, M. Gladstone a le mérite d’avoir coupé court aux hésitations de l’esprit public ; il lui a inspiré le courage et imposé la nécessité de vouloir une solution que tout le monde souhaitait et dont personne n’osait se charger. Il y a dans tout pays de ces réformes proclamées indispensables qu’on ajourne toujours parce qu’elles ont été ajournées une fois ; les difficultés grossissent à mesure qu’on les contemple, et deviennent des impossibilités dont on ne sortirait jamais, si quelque révolution ne les tranchait à l’improviste, ou si un homme d’état résolu, s’armant enfin de la cognée, ne portait le premier coup. M. Gladstone a été cet homme-là dans la question de l’Irlande. Après son discours du 16 mars 1868 sur l’état du pays et celui du 30 mars sur ses résolutions au sujet de l’église établie, il a été entendu pour tous qu’il allait falloir régler le vieux compte ouvert depuis des siècles entre l’Angleterre et l’Irlande.

Plusieurs circonstances ont favorisé l’entreprise de M. Gladstone. Il a eu pour lui l’impulsion que venait de donner à l’esprit public la réforme de 1867, il a eu pour lui surtout la terreur causée par le fenianisme. Que le fenianisme fût un fléau indigène ou importé d’Amérique, il ouvrait à tous les yeux un abîme de désespoir qu’on ne devait plus songer à combler avec des promesses ou à fermer par des rigueurs. L’échafaud engendrait le crime au lieu de l’étouffer. Contre ce fanatisme de haine, on sentait que la loi martiale, la suspension de l’habeas corpus, la prison, le bourreau, ne pouvaient plus rien, et qu’il fallait enfin essayer de la justice. L’inertie,