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ont parlé de l’Hôtel-Dieu sont unanimes pour dire qu’on mettait quatre, cinq et parfois six personnes dans la même couchette. Cet état de choses, qui aujourd’hui nous soulèverait le cœur, ne semble pas avoir trop révolté ceux qui en furent témoins. Au XVIIe siècle, Sauvali, à qui l’on ne peut nier un esprit vraiment libéral et généreux, se contente de dire : « On voudrait bien que les malades ne fussent pas tant ensemble dans un même lit à cause de l’incommodité, n’y ayant rien de si importun que de se voir couché avec une personne à l’agonie et qui se meurt. » À ce moment (1650), l’Hôtel-Dieu contenait 2,800 malades. Il fallut le grand mouvement philosophique du XVIIIe siècle pour qu’on se préoccupât sérieusement des malades admis dans les hôpitaux, et pour qu’on essayât de remédier aux maux sans nombre qui les accablaient. On profita de l’incendie qui, en 1772, détruisit une grande partie de l’Hôtel-Dieu pour demander la reconstruction de l’hôpital central. On voulut avec raison l’éloigner du cœur même de la Cité. Poyet, un architecte fort intelligent, proposa de le rebâtir sur l’île des Cygnes, alors séparée du Gros-Caillou ; il lui donnait la forme du Colisée de Rome, et le composait d’une série de pavillons convergeant vers un centre, comme les rayons d’une roue convergent vers le moyeu. Le projet était excellent ; aussi ne fut-il point adopté, et la routine prévalut. Tant bien que mal, la vieille maladrerie fut relevée, et, comme par le passé, on reprit ce système d’entassement qui rendait les soins illusoires et les guérisons presque impossibles. Cependant c’était l’heure où la France entière semblait prise d’une tendresse universelle. Jean-Jacques Rousseau avait mis la sensibilité à la mode ; on avait le goût des plaisirs champêtres, on buvait du fait à Trianon, une philanthropie un peu mièvre, mais qui néanmoins ne fut pas infructueuse, agitait tous les cœurs et mettait des pleurs de compassion à tous les yeux. On voulut se rendre compte de l’état de nos hôpitaux : trois hommes, qui fort heureusement étaient des hommes de bien et de savoir, Tenon, Bailly et Larochefoucauld-Liancourt, furent en 1785 délégués par l’Académie des Sciences, que Louis XVI avait interrogée, pour étudier l’Hôtel-Dieu. On possède les rapports qu’ils publièrent ; ceux de Tenon surtout sont extrêmement remarquables : ils constatent avec une indiscutable autorité combien furent dangereux pour la santé publique les développemens excessifs qu’une charité exagérée, déréglée, beaucoup trop abandonnée à ses inspirations irréfléchies, avait donnés à une seule maison hospitalière. On en avait fait une sorte de magasin pathologique où l’on rassemblait indistinctement tous les malades et toutes les maladies.

Lorsque Tenon visita l’Hôtel-Dieu, 1,219 lits recevaient 3,418