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d’argumens ou de sophismes à mettre au service de toutes les thèses, et cette gloire de rhéteur ne peut lui être contestée. Il maintient du reste un si exact équilibre entre les opinions en présence, qu’à n’en juger que par son roman il serait impossible de dire celle qui a ses préférences.

Rien, il est vrai, ne nous autorise en général à demander au romancier de prouver quelque chose. Il a parfaitement le droit de laisser la théologie aux théologiens, la philosophie aux philosophes, la politique aux publicistes et aux hommes d’état. Sa tâche est assez belle de peindre sous des couleurs vraies la nature et les passions humaines. Il n’est pas de qualités d’esprit qu’il ne puisse déployer dans un champ aussi vaste ; mais, puisque le roman politique, et philosophique est celui que M. Disraeli affectionne, il est permis d’attendre qu’il s’explique nettement, qu’aucun nuage ne plane sur l’idée qu’il veut mettre en lumière. Au contraire Lothaire ne nous laisse aucune idée précise ; il est impossible de dire quelle est la vérité, morale ou sociale, quelle est la leçon que l’auteur veut en tirer. La seule idée qui ressorte de l’ouvrage, c’est que la religion est le fondement nécessaire des institutions humaines. Tous les personnages, y compris la républicaine Teodora, sont d’accord sur ce point ; mais le catholicisme est aussi absolu à cet égard que le protestantisme, et il a certainement pour lui l’avantage de la rigueur comme celle du courage dans les applications qu’il déduit de ce principe. Le dénoûment de Lothaire, le triomphe de la religion parlementaire, comme le cardinal appelle dédaigneusement l’anglicanisme, ne paraît pas peut-être assez justifié par les raisonnemens de l’auteur.

Il est arrivé, si je ne me trompe, à M. Disraeli de protester contre l’arrêt qui prétend interdire au même homme de réunir plusieurs supériorités, par exemple la supériorité politique et la supériorité littéraire. Il avait raison. C’est là une vue de petit esprit, une règle formulée par l’impuissance, que viennent démentir à chaque page de l’histoire d’illustres exceptions. Sans contester à M. Disraeli aucun talent, je ne puis m’empêcher de remarquer que pour lui la littérature et la politique n’ont jamais été réellement séparées ; l’ambition de l’écrivain ne s’est jamais distinguée en lui de l’ambition politique. Il n’a connu en aucun temps ce goût désintéressé des lettres qui marque la vocation du génie, et qui seul enfante les chefs-d’œuvre. Il a eu toujours une arrière-pensée en s’y livrant, il s’est servi d’elles pour s’ouvrir les portes de la vie publique, voilà tout. Le roman a été entre ses mains un moyen, d’offrir ses services, d’exposer des plans de rénovation universelle, de développer des programmes, de dénigrer des adversaires, de lancer des manifestes. Lorsqu’après l’échec d’une tentative de journal politique,