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faible somme d’argent, il traversa incognito son royaume et l’Allemagne, et se rendit à Tœplitz, où, sur sa demande, l’empereur d’Autriche lui accorda l’autorisation de résider sous le nom de comte de Saint-Leu. C’est seulement après qu’il y fut arrivé que ses anciens ministres et l’empereur lui-même surent ce qu’il était devenu[1]. C’est en vain que Napoléon lui fit tenir à Tœplitz et plus tard à Graetz, où il se retira ensuite, des sommations réitérées de revenir en France, où le rappelaient ses titres de connétable et de membre de la famille impériale ; il persista dans son exil volontaire, et au point de vue de sa dignité il fit bien.

Ce départ précipité, auquel le gros de la nation ne s’attendait en aucune façon, produisit une stupeur générale. Le maréchal Oudinot crut de son devoir de hâter l’occupation d’Amsterdam, et y entra lui-même dès le lendemain de la fuite du roi. Ce brave militaire était très peiné de tout ce qui arrivait. Il connaissait la Hollande, son histoire ; il avait vu, depuis qu’il y séjournait, le prix que les Hollandais attachaient à leur indépendance. Il ne pouvait se dissimuler que l’occupation militaire d’un pays allié, dont l’intégrité avait été tant de fois garantie, constituait une inique violation de la foi jurée ; mais il avait ses ordres, et il ne pouvait que les exécuter en y apportant des ménagemens dont les Hollandais ont gardé un reconnaissant souvenir. M.. Cambier, vice-président du conseil des ministres, vint lui faire la remise de la ville. Le duc de Reggio vit le patriote hollandais s’émouvoir et deux larmes rouler le long de ses joues. Il sentit l’émotion le gagner lui-même. C’est donc à cela qu’aboutissaient les beaux rêves qui avaient donné tant de charme à l’entrée des bataillons de la république en 1795 ! Mais ce n’était pas le moment de s’attendrir. « Sacrebleu ! monsieur Cambier, lui dit brusquement le maréchal, ne pleurez donc pas comme cela, car j’en ferais autant, et nous serions ridicules tous les deux[2] ».

La population d’Amsterdam accueillit les troupes françaises, comme on le lui avait recommandé, froidement, mais sans aucune marque d’hostilité. Ce fut M. de Caraman, attaché de l’ambassade française, qui porta la nouvelle de l’abdication à Paris. Il y arriva

  1. Il eut encore en route le chagrin de voir mourir, écrasé par les roues de sa voiture, un affreux petit chien qu’il aimait beaucoup et qu’il appelait Tiel, du nom de la ville où cet animal, pressé par la foule sur le passage du roi, n’avait trouvé rien de mieux que de sauter dans la voiture royale. Louis l’avait pris sous sa protection et s’y était beaucoup attaché. Tiel fut quelque temps une petite puissance à la cour de Hollande.
  2. La ville d’Amsterdam, en reconnaissance de ses bons procédés, lui décerna par souscription une épée d’honneur, et plus tard le roi Guillaume Ier lui fit parvenir le grand cordon de son ordre militaire en témoignage de son admiration pour sa belle conduite dans ces pénibles circonstances.