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La cherté des vivres ou d’une matière première, une révolution, une guerre, un changement dans les goûts, une foule d’autres circonstances peuvent fermer les débouchés et amener la ruine. Les ouvriers partagent le sort de ceux qui les emploient ; un nouvel engin, une industrie qui se déplace peut les forcer de changer d’occupation ou de résidence. Nul, pas plus le patron que l’ouvrier, n’est sûr du lendemain. Telle est la situation que nous voyons partout autour de nous. Elle donne lieu à ces plaintes que nous entendons de temps à autre, de la part des maîtres autant que de la part des ouvriers, à ces enquêtes que l’on ouvre pour y chercher un remède ; mais, à moins de rétablir le régime du moyen âge ou de trouver une organisation toute nouvelle dont on n’entrevoit pas encore les élémens, il est difficile de sortir d’une situation qui est le résultat de la liberté économique, de la concurrence, et la condition du progrès industriel. A l’incertitude générale des conditions vient se joindre maintenant une autre source de conflits et de troubles. C’est la lutte entre les ouvriers qui louent leurs bras et ceux qui, disposant du capital, les rétribuent. C’est une hostilité générale, une véritable guerre sociale, dont les armes de combat sont les coalitions et les grèves. Ce n’est pas pour des droits politiques que l’on est aux prises ; ce qui est bien plus poignant, c’est pour les moyens d’existence. C’est le struggle for life, la lutte pour vivre, dont parlent les naturalistes, transportée du monde animal dans le monde économique. L’industriel, poussé par la concurrence, est obligé de réclamer le plus d’ouvrage pour le moindre salaire possible. L’ouvrier de son côté s’efforce d’obtenir le plus haut salaire pour le moindre travail. Le conflit, loin de s’apaiser, se généralise, et nulle part il n’a pris des proportions plus alarmantes qu’en Angleterre. Sur le continent, il est heureusement une région où la lutte du capital et du travail ne pénétrera pas, c’est celle de la petite propriété rurale. Là point d’hostilité possible, car celui qui travaille possède la terre et fournit le capital. Les trois facteurs de la production sont réunis et mis en œuvre par le même individu. Voilà donc une classe de la société qui échappera aux luttes sociales, qui y résistera, et où l’ordre pourra trouver un solide appui ; plus elle est nombreuse, moins un bouleversement social est à craindre. En France, cette classe compte 4 millions de familles. C’est pour ce motif que la France peut subir sans crainte la périlleuse épreuve du suffrage universel ; mais en Angleterre la classe des propriétaires cultivateurs manque complètement. Tout le travail de la culture est exécuté par des salariés que les fermiers dirigent comme le feraient des industriels. Donc la lutte du travail contre le capital envahira aussi les campagnes de l’Angleterre, et y apportera les mêmes troubles, les