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franchir le Saint-Laurent pour s’établir dans les états de la république. L’Angleterre ne montre aucune mesquine jalousie à la vue de la grandeur croissante de son ancienne colonie. Elle sait que l’étendue et la richesse de l’immense territoire de l’Amérique lui assurent une irrésistible prépondérance ; mais elle regrette, et rien n’est plus naturel, que l’Amérique grandisse en lui enlevant ses plus vigoureux enfans.il faut bien le remarquer, ce ne sont point les gens infirmes, paresseux, inertes ou stupides qui s’en vont ; ce sont ceux qui ont des bras forts, de l’ardeur au travail et l’esprit entreprenant. Déjà les chefs d’industrie se plaignent de payer leurs ouvriers trop cher. Enlevez d’un coup le tiers de la population ouvrière de l’Angleterre, il est possible que l’indigence ne soit guère moindre, et il est certain que l’industrie anglaise ne pourra plus lutter contre celle de la France, de l’Allemagne et de la Belgique[1]. L’émigration peut en certains cas, comme l’a démontré M. Leslie dans une étude spéciale sur ce sujet[2], amener non la hausse, mais la baisse des salaires, lorsqu’en enlevant aux industriels les bras les plus vigoureux et les plus habiles elle les met hors d’état de lutter contre leurs concurrens. Si la fécondité et l’énergie de la race ne remplissaient pas les vides laissés par le départ des meilleurs ouvriers, les chefs d’industrie, qui déjà maintenant ne cachent point leurs craintes, ne tarderaient pas à organiser une formidable opposition. Ainsi l’émigration, pas plus que la charité, ne peut améliorer définitivement la condition des classes laborieuses.

Faut-il donc admettre que la situation est sans issue ? Est-il donc impossible que, sans léser la justice, ces richesses inouïes qui de tous les points du globe affluent en Angleterre, que ces incalculables capitaux qui s’y accumulent servent du moins à mettre un terme à l’accroissement du paupérisme, et assurent au travailleur une rétribution suffisante, régulière surtout ? Faut-il se résigner à voir éternellement un million de pauvres, c’est-à-dire un vingtième de la

  1. Je citerai un seul fait qui suffira pour éclairer cette situation. Un propriétaire de laminoirs des environs de Liége visite l’an dernier les établissemens semblables au sien qui sont groupés dans le pays de Galles. Il admire la simplicité, l’économie bien entendue des installations, l’application intelligente des forces mécaniques, et il s’étonne de pouvoir lutter, même parfois sur le marché anglais, contre des concurrens mieux outillés que lui. « Voici comment cela s’explique, lui dit l’un des maîtres de forges. Vos bons ouvriers vous restent ; ils peuvent acquérir une maison, un bout de terrain, une propriété. Au contraire ici, les meilleurs, ceux qui peuvent et veulent s’élever, partent parce que rien ne les attache au sol, et que, la propriété leur étant interdite, jamais ils ne pourront sortir du salariat. La question ouvrière, voilà ce qui menace l’avenir de l’industrie anglaise. »
  2. Voyez Politikal economy and emigration dans d’ouvrage Land systems in England, etc. .