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qu’en particulier Pologne et Turquie devaient lui être sacrifiées sans ménagement. Le comte de Broglie pouvait à peine contenir son impatience en lui entendant tenir tout haut ces beaux propos dans les salons ministériels. « Et comment ferez-vous, lui dit-il une fois perdant le sang-froid, pour être sûr que cette alliance ne nous manquera jamais ? — C’est bien simple, dit l’autre avec un ton de dédain sublime, nous y pourvoirons en éclairant cette nation encore sauvage, en nous l’assujettissant par la civilisation et par l’élégance, par le goût de nos modes et par le luxe que nous saurons y introduire. » Outré de ce verbiage moitié mondain, moitié philosophique, le comte de Broglie accompagna le récit confidentiel qu’il en fit dans sa dépêche de cette réflexion de gros bon sens : « je ne sais si cette manière de s’attacher une puissance est bien conforme à la dignité du roi ; mais ne serait-il pas plus court de laisser la puissance en question dans l’état de nullité où elle est[1] ? »

Quoi qu’il en soit, le chevalier Douglas fut l’intermédiaire tout naturel que le favori saxon employa pour faire parvenir à Paris ses plaintes contre l’ingérence hautaine et incommode du comte de Broglie, et Douglas trouva d’autant plus facilement accueil pour ses griefs que le ministre des affaires étrangères auquel il en fit rapport était non plus M. de Rouillé, appréciateur bienveillant des mérites du comte de Broglie, qu’il avait éprouvés, mais un rival de carrière et de faveur, l’heureux Bernis, enfin parvenu par une nomination récente au sommet de l’état, et tenant le gouvernail de toute la politique française.

Peu de sympathie devait exister entre le comte de Broglie et l’abbé de Bernis, car je ne crois pas que le hasard ait jamais rapproché deux caractères moins faits pour s’accorder. Origine, rang social, habitudes et éducation première, tour d’esprit, sentimens, qualités et défauts, tout entre eux était dissemblable, presque contraire. De cette ardeur d’ambition patriotique et personnelle qu’avaient fait naître chez le comte de Broglie les leçons de la politique et l’alternative de la vie des cours et des camps, pas la moindre étincelle n’était allumée chez le cadet de province, prêtre léger, mais décent, poète agréable, travailleur facile et charmant convive, qui se trouvait en ce moment maître de la France. Un jour sans doute les Souvenirs inédits de l’abbé de Bernis seront livrés au public, qui y a droit, et nous supplions les héritiers qui en sont les dépositaires de ne pas nous faire trop attendre ce plaisir. Alors on verra tout à découvert que, si l’histoire est bien un peu surprise de rencontrer cet aimable homme à la tête de la politique française

  1. Le comte de Broglie à l’abbé de Bernis, 3 octobre 1757, (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)