Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prise isolément et en elle-même, elle a le mérite d’une certaine logique, ce mérite tant admiré, tant prôné chez Hobbes, et elle s’appuie sur un raisonnement à la portée de tout le monde. Ce qui semblerait prouver que la considération des vices de l’humanité devrait en effet conduire à l’absolutisme, c’est qu’il ne manque pas d’écoles religieuses qui ne conçoivent guère d’autre régime pour cette collection de pécheurs qu’on nomme la société. Il y a dans Joseph de Maistre des pages où il raisonne absolument comme le philosophe de Malmesbury. Sa politique n’est qu’un hobbisme pieux. Bonald y retombe aussi sans s’en douter. On a déjà remarqué cette singularité, ce sont précisément les sectes et les docteurs les plus contraires aux exagérations du calvinisme et même du protestantisme sur le péché et le libre arbitre qui se montrent le plus enclins à la politique de l’absolutisme. Les plus éloignés du fatalisme chrétien sont les moins libéraux. L’antithèse inverse est également vraie. Les rigoristes de toute secte sont pratiquement favorables à la liberté.

Est-ce une inconséquence ? faut-il en soupçonner les écoles religieuses d’où sont sortis les indépendans et les congrégations les plus respectables des cantons les plus pieux de l’Amérique ? Remarquez bien le point d’où partent les sectes puritaines. Le mal qu’elles signalent dans l’espèce humaine n’est point cette méchanceté primitive, congéniale, qui serait le tempérament naturel de l’homme, qui en ferait un être malfaisant, contenu uniquement par la force, gouvernable seulement par la peur. Le juger ainsi, ce serait calomnier le Créateur ; car tout le mal, c’est lui qui l’aurait fait. Le mal dans l’homme pour le christianisme le plus rigide, c’est, indépendamment de l’imperfection naturelle à toute créature, le péché, c’est-à-dire un manquement à la volonté de Dieu, fait accidentel, œuvre de notre libre arbitre, et qui nous a laissés, plutôt coupables que méchans, dans un état d’infirmité et de corruption d’où nous ne pouvons nous retirer par nos propres forces. Les gouvernemens, les lois, forces tout humaines comme les nôtres, n’y feraient œuvre. Au contraire leur intervention risque d’entraver, d’étouffer la seule action qui puisse nous régénérer, celle de la grâce divine. Elle seule répare en nous ce qui est irréparable, expie ce qui est inexpiable, et pour que nous puissions la demander, l’obtenir, la recevoir sans obstacle, nous devons être libres de toute contrainte et soustraits à l’autorité, soit des fausses religions qui achèveraient pour ainsi dire de nous corrompre, soit des pouvoirs qui les imposent ou qui les plient aux intérêts mondains de leur orgueil et de leur ambition. Pécheurs eux-mêmes comme nous, enchaînés plus que nous encore aux intérêts de la terre, ils sont devenus par leurs habitudes et leurs traditions les ennemis du salut