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Enfin le seul moyen de contrainte est l’éviction ; mais, si le propriétaire, y a recours, on l’accuse d’inhumanité : il est menacé, assassiné. Lord Dufferin prétend que rien n’aurait pu mettre obstacle au fléau de la sous-location. Je crois que c’est une erreur. Partout où la terre est bien cultivée, où il y a de bons bâtimens d’exploitation et quelque aisance, le cultivateur respecte la terre. Il ne consent pas à la déshonorer en y élevant des huttes sordides. Il ne veut pas se jeter dans la misère, se dégrader, perdre caste. Se produit-il rien de pareil à ce que l’on voit en Irlande dans les pays où les paysans sont propriétaires, comme en Suisse, en Norvège, ni même dans ceux où ils ont un bail héréditaire, comme en Groningue et en Portugal ? Si les propriétaires irlandais avaient construit sur leurs terres de bons bâtimens d’exploitation, imposé un système de culture rationnel et interdit en même temps la sous-location, celle-ci n’aurait pas tardé à disparaître, et jamais elle ne serait née, si les paysans avaient été propriétaires eux-mêmes. Déjà depuis que la culture s’améliore, que l’aisance est plus grande et que plusieurs propriétaires font ce qu’ils auraient dû faire autrefois, cette coutume, qui était presque universelle, devient beaucoup plus rare. Il est certain qu’elle doit être à tout prix extirpée, sinon le progrès de l’agriculture et du bien-être est impossible. Le meilleur moyen d’y mettre fin est non d’armer la loi de rigueurs nouvelles, mais de faire en sorte que le tenancier ait un intérêt permanent à maintenir la terre dans un haut degré de fertilité.

Les crimes agraires, dont il nous reste à parler, sont la conséquence déplorable de la lutte sociale qui a éclaté entre ceux qui possèdent la terre et ceux qui l’exploitent. Le propriétaire réclame un fermage trop élevé ou expulse une famille de la ferme qu’elle occupait : aux yeux des paysans irlandais, c’est une spoliation, un abus de pouvoir, un vol. Le propriétaire est coupable, il doit être puni. Les lois faites par des étrangers, en haine de l’Irlandais, ne l’atteignent pas ; la vengeance populaire, expression de la justice naturelle, doit le frapper. L’assassinat est considéré comme un acte de répression légitime et de dévoûment patriotique. Le nombre de ceux qui commettent le crime n’est peut-être pas grand, mais presque tous l’approuvent ou l’excusent, et nul ne consent à déposer d’un fait qui pourrait faire découvrir l’auteur d’un attentat. Ce qui est plus grave encore que les crimes mêmes, c’est l’esprit des populations qui en est complice. Comme l’a dit l’économiste Senior, « il y a deux codes en Irlande : l’un édicté par le parlement et appliqué par les magistrats, l’autre formulé par les tenanciers et imposé par les assassins. » Un pays est dans une bien triste situation quand la loi, qui doit être respectée comme la suprême expression