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mal parce que cela entraînait, croyaient-ils, l’exportation du numéraire ; mais cette idée est absurde. » Le mal est très réel néanmoins et tout autre. En premier lieu, il est évident que, si le paysan irlandais était propriétaire de la terre comme l’est le paysan français, c’est lui qui consommerait les denrées qu’il est aujourd’hui forcé de vendre pour acquitter la rente. Ensuite l’absence du propriétaire enlève au pays la jouissance du produit net, empêche la formation d’une classe moyenne, et arrête le progrès de la civilisation. Comme le fait remarquer M. Leslie, dans tout le sud-ouest de l’île, il n’y a pas une seule ville importante, et les bourgs qu’on y rencontre végètent ou déclinent ; même un village riche et prospère est chose si rare que, si le voyageur en aperçoit un, il cesse de se croire en Irlande. Au lieu d’un marquis mangeant ses 500,000 fr. de rente à Paris, supposez, ajoute-t-il, cent propriétaires dépensant leur revenu sur leur domaine, et songez aux conséquences de ce changement. M. Longfield énumère très exactement tous les avantages qui résultent de la résidence du propriétaire. Il veut arriver facilement chez lui et recevoir régulièrement sa correspondance ; il fera en sorte, par son influence et son argent, qu’il s’établisse de bonnes routes et un service régulier de la poste. Voilà le canton sorti de son isolement et relié au reste du monde. Il fait venir de bons instrumens aratoires ; ils sont imités et se répandent dans les environs. Pour les entretenir, il faut un charron habile ; les autres besoins du château nécessitent l’établissement de quelques artisans, de quelques boutiques où les habitans vont aussi s’approvisionner. Le village se développe, l’aisance s’y montre ; un genre de vie supérieur à la sordide indigence apparaît, et le cultivateur comprend qu’il y peut atteindre ; les bons procédés dont il voit sous ses yeux les heureux résultats lui inspirent bientôt l’envie de les adopter, et ils se répandent ainsi de proche en proche. Les animaux de race perfectionnée que le seigneur a fait venir améliorent ceux du pays. Au bout d’un certain temps, l’agriculture est transformée. L’exemple-de quelques petits propriétaires-cultivateurs disposés à entrer dans les voies nouvelles serait plus efficace encore que celui du grand seigneur, parce que le paysan imitera plus volontiers ce que fera l’un de ses pareils que les innovations d’un homme riche qui peut dépenser sans compter.

Le second mal que nous avons signalé, c’est la sous-location indéfinie engendrant le prolétariat rural. Ceci est encore un mal spécial à l’Irlande. Autrefois les sous-locations se faisaient par les middlemen, qui en profitaient aux dépens du propriétaire. Depuis la ruine et la suppression des middlemen, les sous-locations ont continué par le fait des fermiers eux-mêmes. Comme ils ne